23H de la BD

J’ai participé aux 23h de la BD avec un dessinateur ami. 🙂

http://www.23hbd.com/?pg=participation&pt=2630&an=2016


Diplomatie

L’intercom bourdonna, tirant Yaelle de ses pensées.

-Capitaine, dit la voix de Xelinor, son second, déformée par la transmission, nous sommes en approche de Nova Terra.

Elle se redressa et activa son communicateur.

-J’arrive.

Elle se leva avec une grimace alors que ses membres raides craquaient de protestation. Elle remit sa veste d’uniforme, qu’elle avait enlevée pour ne pas l’abimer, et l’ajusta devant la glace qui occupait un mur de ses quartiers. Elle referma le vêtement ajusté, noir pour la Flotte Spatiale, et vert pour l’Exploration, décoré des rameaux de laurier de la bataille de Wunbar.

Elle caressa les décorations d’une main déformée par l’arthrose, ignorant la douleur i familière de ses articulations fatiguées. Etrange, comme elle associait ces douleurs de l’âge aux souffrances de cette bataille, toujours présentes à son esprit. En dépit du temps écoulé, elle portait toujours ses décorations, que nombre de ses camarades laissaient dans les tiroirs, pas avec fierté, mais comme une cicatrice, un rappel.

Yaelle ferma les yeux un instant pour chasser cette vieille douleur, et quand elle les rouvrit, son regard noir dans le miroir n’exprimait rien de ces tourments.

Elle vérifia sa coiffure et constata avec satisfaction que son chignon ne laissait échapper aucune mèche de cheveux, puis elle quitta ses quartiers.

Yaelle Valentine remonta les coursives du Rêve d’Urlanbat en direction de la passerelle, fidèle à elle-même : le pas élastique à peine raidi par l’âge et les blessures, le chignon gris impeccable et le regard noir auquel rien n’échappait.

En cet instant, il n’y avait rien à voir. Les coursives étaient désertées. Tout le personnel qui n’était pas en service était rivé aux écrans pour assister à cet événement historique : la reprise du contact entre les deux branches de l’humanité, par l’intermédiaire de leur capitaine, Yaelle Valentine.

La vieille femme grimaça à cette idée. C’était un honneur dont elle se serait bien passée. Certes c’était un moment unique et très excitant, mais elle se serait volontiers contentée d’en être spectatrice, depuis le confort de son vaisseau, de préférence loin d’ici. Elle était trop vieille pour une mission de cette délicatesse.

Mais quand l’amiral Quorial la lui avait confiée, il lui avait fait très clairement comprendre qu’elle ne pouvait pas refuser, la Flotte, l’Union elle-même comptait sur elle.

Et elle se retrouvait à Nova Terra, le monde capitale de la Confrérie Humanitaire, pour rouvrir le dialogue avec leurs ennemis d’autrefois.

Personne ne se rappelait qui avait ouvert les hostilités, mais la guerre qui avait opposé les deux factions humaines avait duré des dizaines d’années avant que les Humanistes ne s’enfuient en abandonnant le Système Solaire derrière eux. Ils avaient renoncé à la Terre pour survivre et s’éparpiller dans les étoiles. Ils la regrettaient encore, d’autant plus qu’elle était devenue inhabitable. La guerre avait fait du berceau de l’humanité un désert radioactif dont aucun humain ne pouvait approcher.

En tout cas, les Humanistes étaient partis, et ils n’avaient eu aucun contact avec la Confrérie Humanitaire depuis lors, même s’ils avaient gardé un œil prudent sur eux. Alors que les Humanistes erraient dans les étoiles à la recherche d’un nouveau monde où s’installer, les Humanitaires avaient colonisé systématiquement tous les systèmes autour du système de Sol.

Ce n’était qu’une autres des différences entre leurs deux civilisations. Les deux branches de l’humanité s’étaient séparées dès le début de la colonisation de l’espace, les nations, les familles même, divisées par l’utilisation de la technologie.

Et ces différences demeuraient aujourd’hui. Le souvenir cuisant de Wunbar fit trébucher Yaelle. Ils n’étaient pas à l’abri des tentations humanitaires.

Elle regrettait de vivre à cette époque. Elle aurait aimé participer à l’installation de l’Union dans le système de Renaissance.

Il portait un autre nom dans les banques de données quand ils l’avaient découvert, mais c’était ainsi qu’ils l’avaient baptisé : un nouveau départ, une nouvelle chance pour l’Union.

Yaelle ne pouvait qu’imaginer le défi qu’avait représenté la terraformation des Cinq planètes telluriques du système. Ils avaient des archives détaillées, bien sûr, mais ce n’était pas la même chose que d’y être réellement. Voilà une tâche autrement plus capitale pour l’Union que de renouer le dialogue avec les Humanitaires. Elle n’en voyait pas la nécessité, ni même l’intérêt, mais les hautes instances de l’Union devaient penser autrement, et elle obéissait. N’empêche, pourquoi l’envoyer elle ? Son mépris pour les Humanitaires était de notoriété publique, elle ne s’en était jamais caché.

Elle entra sur la passerelle.

Les postes de navigation, de pilotage, de communication et de commandement se déployaient face à l’écran principal qui couvrait tout un mur de la passerelle. Elle avait confié les commandes à Xelinor, son second depuis des années, mais, comme toujours, sa silhouette était debout, refusant de s’asseoir dans son fauteuil.

-Nous sommes prêts pour l’insertion orbitale, capitaine, annonça-t-il.

Son visage d’habitude aimable était fermé, son maintien raide et sa voix sèche. Les vaisseaux des Humanitaires les escortaient de près depuis plusieurs jours, et la tension commençait à lui peser. Yaelle lui sourit et acquiesça.

-Avons-nous l’autorisation de Nova Terra ? demanda-t-elle.

-Oui, capitaine, dit Xelinor.

-Alors allez-y lieutenant Toromos, dit-elle en posant la main sur l’épaule du pilote.

L’homme grassouillet connecté mentalement au Rêve d’Urlanbat entama la manœuvre sans faire le moindre mouvement visible.

-Appelez la surface, lieutenant Rabastes, dit-elle.

-C’est fait, répondit l’officier de communication.

-Ici le capitaine Valentine du Rêve d’Urlanbat, dit Yaelle, en mission diplomatque auprès de la Confrérie Humanitaire.

-Ils répondent, annonça Rabastes.

-Affichez-les sur l’écran principal.

L’écran s’alluma pour montrer une silhouette unique, sans âge, au sexe incertain, debout dans un appareil complexe, qui les dévisagea un long moment sans mot dire. Les yeux démesurés du personnage semblaient enregistrer le moindre détail de ce qu’il voyait. En évaluant le volume de son crâne, Yaelle songea que c’était sans doute le cas.

-Bienvenue, Rêve d’Urlanbat, dit finalement le personnage d’une voix synthétique. Je suis le Primat Sorbis, l’intermédiaire désigné par la Confrérie.

-Salutations, Primat Sorbis, dit Yaelle.

La figure s’inclina, la machinerie qui l’enveloppait suivant le mouvement.

-Je viendrai à bord de votre vaisseau à la 16ème heure du prochain jour.

Yaelle eut une hésitation imperceptible avant de répondre.

-Bien, Primat. J’attends cette rencontre avec impatience.

-J’en suis sûr, répondit-il avant de couper la communication.

Yaelle pinça les lèvres, et Rabastes laissa échapper un juron. Elle ne la réprimanda pas.

-Il vient à bord ? s’exclama Xelinor. Pourquoi ne nous invitent-ils pas à la surface ?

-Ils ont sans doute des choses à cacher, dit Rabastes avec une grimace de mépris.

Yaelle leva une main, et ils se turent.

-N’oublions pas que nos peuples se sont fait la guerre pendant très longtemps, une guerre sans merci, des deux côtés, dit-elle. Ils n’ont aucune raison de nous faire confiance.

-Tout de même, dit Rabastes, c’était il y a longtemps.

Yaelle la regarda avec surprise, mais le lieutenant Rabastes était jeune. Elle était sortie de l’Académie quelques années auparavant seulement. Peut-être pour elle, cette guerre était un mythe ancien.

-L’histoire ne passe pas au même rythme pour tout le monde, dit Yaelle.

Rabastes rougit et baissa la tête.

-Vous avez raison capitaine, pardonnez mon impertinence.

Yaelle sourit.

-L’impertinence est le privilège de la jeunesse, lieutenant, dit-elle.

Elle se tourna vers l’équipage de la passerelle.

-Je veux un diagnostic de tous les systèmes. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre défaillance.

-A vos ordres, capitaine, dit Xelinor.

-Je vous laisse la passerelle, Xelinor.

Yaelle regagna ses quartiers et s’assit devant le hublot avec une grimace. Son dos la faisait souffrir. Il était plus que temps pour Xelinor d’avoir son propre commandement. C’était déjà lui qui commandait le Rêve d’Urlanbat la plupart du temps. Elle n’avait plus l’âge du service. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle aurait passé la main depuis longtemps, mais la Flotte ne la laissait pas partir.

Elle soupira et contempla Nova Terra devant elle. La planète était un monde brillant, enveloppé dans un réseau dense de satellites artificiels. Elle ne voyait pas beaucoup de vert et de bleu sur ce monde froid. Sans doute les Humanitaires n’éprouvaient-ils plus de plaisir à marcher dans l’herbe ou nager dans l’océan.

Elle n’arrivait pas à imaginer la vie dans l’univers des Humanitaires.

Les Humanistes prenaient les humains tels qu’ils étaient et employaient tous les moyens à leur disposition pour leur assurer l’épanouissement et l’accomplissement le plus complet possible.

Les Humanitaires modifiaient l’humain lui-même, le sélectionnant, le modifiant, le faisant évoluer pour un objectif d’amélioration de l’humanité.

Pour Yaelle, pour tous les Humanistes, c’était de la folie furieuse, un crime impardonnable contre l’humanité elle-même. Vraiment, elle ne voyait pas l’utilité de cette mission.

La navette Humanitaire, posée dans la soute du Rêve d’Urlanbat s’ouvrit et le Primat Sorbis en sortit. Yaelle l’observa avec curiosité. Il était chétif, le corps assisté par une machinerie complexe qui semblait ne faire qu’un avec lui. Même d’aussi près, elle était incapable de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, ou s’il était jeune ou vieux. Son visage était neutre, ratatiné par une boîte crânienne démesurée.

-Salutations, Capitaine, dit-il de sa voix synthétique.

Yaelle vit l’amplificateur vocal fixé sous sa bouche. Sans doute ses cordes vocales étaient-elles trop amoindries pour lui permettre de parler sans assistance.

-Salutations, Primat, répondit-elle. C’est un honneur de vous avoir à bord.

Il inclina la tête.

-Si vous voulez bien me suivre, je vous conduirai au salon d’apparat, où aura lieu la réception officielle.

-Avec l’ambassadeur ?

Yaelle cilla et se figea, perplexe.

-Primat, dit-elle avec douceur, je suis l’ambassadeur de l’Union Humaniste.

Le Primat en resta bouche bée.

-Vous ?

Yaelle acquiesça.

-Nos mondes doivent être bien différents si une sexuée comme vous peut être ambassadeur.

Yaelle réfléchit un moment avant de répondre. Voilà qui réglait la question du sexe du Primat.

-Nous sommes tous… sexués, comme vous dites, dit-elle finalement.

Le Primat écarquilla les yeux.

-Mais… Pourquoi ?

Ce fut au tour de Yaelle d’ouvrir de grands yeux.

-Comment ça pourquoi ?

Elle se tut pour calmer son irritation.

-C’est comme ça que nous naissons, Primat, reprit-elle.

Le Primat fronça les sourcils.

-Vous n’êtes quand même pas soumis à une reproduction anarchique ? demanda-t-il.

Yaelle faillit éclater de rire.

-Nous ne sommes pas soumis, Primat, nous considérons cette solution comme la meilleure.

Le Primat eut l’air dégoûté.

-Je n’imagine pas la quantité de déchets que votre société doit supporter. C’est un handicap inouï.

Yaelle ravala sa rage.

-Nous ne considérons aucun individu comme un déchet, Primat Sorbis.

-Je vous ai offensée, Capitaine Valentine, dit-il, pourtant je n’ai fait qu’énoncer un fait.

-Je ne doute pas que vous voyiez les choses ainsi, dit Yaelle. Si vous voulez bien me suivre.

Ils cheminèrent le long des coursives du vaisseau. Ils ne croisèrent que peu de membres d’équipage. Le Primat finit par l’interroger.

-Votre équipage est-il donc entièrement constitué de sexués, Capitaine ?

-Je vous l’ai dit, Primat, nous sommes tous sexués.

-C’est vrai, c’est vrai, dit-il.

Il parut réfléchir un moment.

-Mais ne s’adonnent-ils pas au sexe sans retenue, au détriment de leurs devoirs ? Et les attachements romantiques n’interfèrent-ils pas avec le service ?

Yaelle lutta pour garder son sérieux.

-Non, Primat. Nous sommes tous des professionnels entraînés. Nous avons le sens des priorités.

-Tout de même, supprimer ces gênes serait plus simple et plus sûr.

Yaelle secoua la tête.

-Nous ne considérons pas notre humanité comme une gêne, Primat, mais comme une force.

Le Primat balaya son objection d’un geste.

-Sottises !

Yaelle inspira profondément et retint la réplique cinglante qui lui montait aux lèvres.

-Pardonnez-moi, Primat, mais votre attitude m’étonne de la part d’un intermédiaire entre l’Union Humaniste et la Confréfie Humanitaire.

Sorbis la dévisagea.

-En quoi mon attitude a-t-elle la moindre importance ? Les conditions de votre reddition ont été établies par les plus hautes instances de la Confrérie.

-Notre reddition ? Je ne suis pas sûre de vous suivre, Primat.

-Vous êtes ici pour cela, vous rendre après des siècles de guerre.

Yaelle secoua la tête.

-En ce qui nous concerne, la guerre a pris fin quand nos ancêtres ont quitté le système solaire.

-Ont fui !

-Certes, Primat. Ils ont fui cette guerre inutile.

Le Primat l’observa longuement.

-Vous dites vrai, murmura-t-il, sidéré. Mais pourquoi êtes-vous là dans ce cas ?

-Pour renouer le contact avec vous, Primat ? Malgré nos différences, nous sommes issus des mêmes racines. Et le conflit qui nous a opposé s’enfonce dans l’histoire.

-S’enfonce dans l’histoire ?

Le Primat parut étouffer de rage.

-Chaque Humanitaire grandit avec le souvenir des atrocités commises par les Humanistes, cracha-t-il. Cette guerre est loin d’être finie.

-Peut-être devriez-vous conserver le souvenir des atrocités commises par les Humanitaires, dit-elle froidement.

Le Primat recula.

-Comment osez-vous ? Alors que vous êtes responsables du massacre de Rio ?

-Nos ancêtres, Primat, comme les vôtres sont responsables de l’anéantissement de Cérès Delta.

Le Primat ferma les yeux un moment.

-Nos ancêtres comme vous dites, sont nos dirigeants actuels, dit-il.

-Depuis si longtemps ?

-Nous vivons longtemps, Capitaine, et des clones sont disponibles quand nos corps sont trop usés par l’âge.

-Vous devez être très nombreux, dit Yaelle.

-Non. Les clones sont trop chers pour la plupart des gens.

-Bien sûr.

Un goût de cendre avait envahi sa bouche. Les Humanitaires avaient vaincu la mort, mais pas pour tout le monde. Comment ces gens pouvaient vivre ainsi, en condamnant leurs compatriotes à la mort ? Elle considéra le Primat asexué et sans âge. Etait-ce vraiment vivre que de traverser les années sans changer, comme ces dirigeants encore en place après des milliers d’années ? N’avaient-ils rien d’autre à faire ?

-Vous-même, Capitaine, vous êtes âgée. Quel âge avez-vous ?

Yaelle sourit à la morgue du Primat.

-J’aborde mon 376ème cycle, Primat.

Il attendit.

-Un cycle correspond à une année standard, précisa Yaelle.

Le Primat écarquilla les yeux.

-Notre médecine est adéquate, dit Yaelle, même si le personnel navigant lui pose des défis. Les rayons cosmiques ne sont pas cléments avec la biologie humaine.

-Cela va sans dire, mais…

-Normalement, on ne sert pas aussi longtemps, mais la Flotte m’a demandé de rempiler plusieurs fois. C’est un grand honneur, et un léger embêtement.

Elle sourit.

-Embêtement ?

-J’ai d’autres choses à faire que naviguer dans l’espace, Primat. J’ai eu ma dose, si je puis dire.

-Mais…

-Passons à la réception officielle. Je crois que nous avons beaucoup à discuter avant d’arriver à nous comprendre.

-Mon mandat ne concerne que la reddition de l’Union Humaniste, protesta le Primat.

-Restez au moins le temps de faire un rapport complet sur nous, Primat. Ça évitera à la Confrérie Humaniste d’envoyer quelqu’un d’autre, dit Yaelle avec un sourire.

-Ils enverront quelqu’un d’autre.

-Dans ce cas, profitez de la visite, Primat.

Il acquiesça.

-Elle promet d’être passionnante, Capitaine.

Ils entrèrent dans le salon d’apparat.

-Pour nous aussi, Primat.


Ce que nous oublions

La nuit était noire, le ciel voilé par d’épais nuages. Aucune étoile n’était visible et la lune, pleine, était cachée. Il semblait à Nora qu’elle n’avait pas vu le soleil depuis des mois.

La jeune femme resserra les cordons de sa capuche autour de son visage. Il ne pleuvait pas, mais il faisait froid. Et puis, elle tenait à cacher son visage. Stéphanie avait beau l’assurer que son brouilleur neutralisait les caméras de surveillance, Nora était angoissée par les tubes gris de la vidéosurveillance qui hérissaient les toits des bâtiments en pivotant lentement avec une froide efficacité de machine.

Elles avaient traversé à pied toute la zone industrielle, depuis le dernier arrêt du tragm. Sur des kilomètres se succédaient des hangars, des usines automatisées, des stations service, plantés sur des terrains vagues jonchés de détritus, pollués par les déchets et les produits chimiques déversés et parsemés de mauvaises herbes maladives et épineuses, dont elles portaient les traces, en dépit de leurs vêtements épais.

Cette traversée leur avait pris la moitié de la nuit, mais c’était le prix à payer pour n’être pas vues par les rares humains qui travaillaient dans le coin. Ils quittaient les lieux la nuit, et comme prévu, elles n’avaient pas croisé âme qui vive. Des camions de marchandises automatisés passaient de temps en temps dans un grondement assourdissant, mais elles avançaient dans l’ombre des bâtiments où pas un seul clodo ne cuvait son vin, pas un camé ne dormait.

Nora trouvait cette solitude apaisante. La foule constante de leur quartier lui pesait à la longue, mais elle y échappait si rarement qu’elle l’avait presque oublié. Elle leva les yeux vers le ciel. Elle aurait aimé voir les étoiles. Depuis combien de temps les nuages plombaient l’horizon ?

Elle trébucha sur un morceau de parpaing et jura entre ses dents.

Stéphanie s’arrêta à côté d’elle. Comme Nora elle était vêtue de noir : pantalon, chaussures de sécurité et vaste blouson à la capuche rabattue sur le visage. Elle était à peine visible dans le noir, en dehors de son visage, éclairé par l’écran qu’elle ne quittait pas des yeux. Elle ne le pouvait pas. C’était elle qui s’assurait que les caméras de surveillance les ignoraient, mais cette tâche lui demandait une attention de tous les instants.

D’après ce que Nora avait compris, le brouilleur, un appareil qui tenait dans la main, détectait toutes les caméras alentours et l’interface neurale de Stéphanie lui permettait d’adapter le programme d’invisibilité numérique en temps réel. Nora était incapable de saisir les détails de ce que son amie faisait. Ça ne l’intéressait pas. Elle n’était pas comme Stéphanie une mordue du piratage et de la reprogrammation. Ce qu’elle comprenait c’était que les caméras n’enregistraient pas leur présence, et que c’était un exploit. Aucune unité de sécurité ne leur était tombée dessus, donc c’était un exploit réussi. Non pas qu’elle ait eu le moindre doute. Stéphanie s’y connaissait. Elle s’amusait depuis toujours à reprogrammer les appareils, des processeurs vocaux de ses poupées aux hôtesses d’accueil.

-Désolée, dit Nora à voix basse.

Stéphanie acquiesça et elles se remirent en route.

Elles approchaient de leur but : une station service miteuse fermée pour la nuit. Pour être venue en repérage en plein jour, Nora savait que, côté route se dressaient des stations de recharge corrodées, un lavomatic moisi et des machines de diagnostic et d’entretien hors d’âge, devant une boutique vitrée où s’étalaient les marchandises les plus variées.

Les caisses automatiques étaient encore en place, mais c’était un caissier humain qui encaissait les achats. Les machines étaient devenues trop chères depuis que l’embargo des systèmes fédérés portait aussi sur les pièces détachées et les mises à jour des systèmes d’exploitation. En quelques mois, les machines rutilantes étaient devenues des tas de ferraille inutiles, démantelés pour revendre le métal, devenu précieux.

A présent des humains travaillaient ici la journée et de grossiers cubes de parpaings aux toits de tôles avaient poussé à l’arrière du bâtiment : un vestiaire, une réserve, une salle de repos, comme des tumeurs sur le cube de plastibéton de la boutique.

La face propre et nette baignait dans la lumière orange des lampadaires, et la face improvisée et déjà pelée était plongée dans l’ombre. A l’image de la planète elle-même songea Nora avec amusement.

Elle remonta la sangle de son sac sur son épaule. Elle avait hâte que cette nuit se termine. Elle était fatiguée, elle avait mal aux pieds et le trajet de retour, tout aussi long les attendait. Et puis, qui savait ce qui les attendait dans cette station service ? Elle paraissait déserte, mais rien n’était sûr. Pourquoi avait-elle suivi son amie dans cette expédition idiote ? Mais Steph avait l’air tellement inquiète qu’elle n’avait pas pu mettre sa parole en doute. Elle avait vu quelque chose dans cette station service, mais quoi ? Nora n’arrivait pas à croire que son amie ne se trompait pas. Elle avait dû mal voir. Forcément. Mais Steph ne s’était pas trompée sur la fin de l’Union, contrairement à elle. Peut-être Steph avait-elle raison. Peut-être était-elle trop naïve.

Nora se détourna de ces pensées. Ce n’était pas le moment.

Les deux jeunes femmes s’arrêtèrent dans les ombres qui bordaient le parking à l’arrière de la station service. Le sol de béton était craquelé et envahi d’herbes folles. Il y avait longtemps qu’aucune voiture ne s’était arrêtée ici. Nora faillit parler, mais Steph avait fermé les yeux, plongée dans un monde numérique qu’elle ne comprenait pas. Mais Nora se rappelait sa surprise quand elle avait vu du béton abîmé pour la première fois. Etait-ce seulement six mois plus tôt ? Et à présent elle avait du mal à se rappeler d’un monde où tout fonctionnait tout seul.

Stéphanie resta longtemps concentrée avant de fixer son brouilleur sur son avant-bras. L’appareil, fait de biopolymère, déploya ses tentacules et s’enroula autour de son bras en un bracelet épais et luisant.

-C’est bon, dit-elle. Il n’y a pas de caméras.

Nora grogna, sceptique.

-T’es sûre ?

Tous les bâtiments étaient truffés de caméras.

-Ils ne veulent pas de traces de leurs activités, je suppose, dit Stéphanie.

Nora acquiesça. C’était rudement suspect en tout cas. Si les flics venaient mettre leur nez ici, ils seraient tout de suite méfiants. Elle cilla. Avant peut-être. A présent, ils étaient sans doute de mèche avec tous les trafiquants.

Les deux femmes se dirigèrent vers la porte de polymère qui fermait l’entrée de service. Nora ouvrit son sac et en sortit une torche électrique.

Stéphanie déploya un tentacule de son brouilleur et la posa sur la serrure électronique. Les bio-composants frémirent et se coulèrent d’eux-mêmes à la serrure. Nora était fascinée. Les bio-ordinateurs étaient une nouveauté, née de la nécessité. L’embargo des systèmes fédérés avait privé les anciennes républiques de l’Union de nombreux produits, dont les métaux indispensables à la fabrication des ordinateurs, et le pétrole, pour faire du plastique. Les bio-composants étaient passés du statut de bizarrerie à celui d’habitude. Mais Nora avait grandi avec des machines, et ces ordinateurs vivants ne la laissaient pas indifférente.

-On n’a plus qu’à attendre, dit Stéphanie. Le programme de déchiffrage est lancé.

-Je ne suis toujours pas sûre que ce soit une bonne idée, dit Nora.

Le faisceau de sa lampe éclaira le visage de son amie. Les yeux sombres, les cheveux clairs coupés très courts, elle était très grande et très mince, elle semblait disparaître sous le volume absurde de son blouson. Son calme, même ici, alors qu’elles s’apprêtaient à entrer par effraction dans un entrepôt de trafiquants, était inébranlable.

-On n’a pas le choix, Nora, dit-elle. Passe-moi ta lampe.

Nora s’exécuta et s’adossa au mur, pendant que Stéphanie examinait ce qui les entourait. Le mur de plastibéton doublé d’un treillis anti-intrusion qui empêchait les détecteurs de scanner l’intérieur. Le mur lui-même était pourri d’humidité, sale et pelé, mais le treillis était parfaitement hermétique, d’après Stéphanie.

L’endroit était désert. Les employés étaient rentrés chez eux pour la nuit. Quelques véhicules passaient encore la journée, mais la nuit, c’était le désert ici. Elles étaient seules.

-Steph, écoute, insista Nora, tu ne crois pas qu’on ferait mieux d’en parler à quelqu’un ?

Son amie se rapprocha et dirigea le faisceau de la lampe vers elle. Elle dévisagea longuement Nora avec ce qui ressemblait à de la perplexité.

-Et à qui ? demanda-t-elle enfin.

Elle semblait sincèrement curieuse.

Nora écarta les bras en signe d’ignorance.

-La police ?

C’était idiot, elle le savait, mais…

Stéphanie secoua la tête.

-Nora, dit-elle, la police n’est plus ce qu’elle était. C’est la police des Traqs maintenant. Ils sont sans doute complices.

Elle observa son amie. Les cheveux clairs, la peau mate et les yeux verts, Nora était une Coffèque typique. Sa naïveté la sidérait. Que faudrait-il pour que Nora comprenne que l’Union Brogérienne était morte ? Mais c’était typique des Coffecs. Ils croyaient à la bonté humaine. Ils étaient incapables de croire aux menaces des Traqs.

-Tu y crois, toi ? demanda Nora. A la guerre ?

Stéphanie ne répondit pas.

Le brouilleur lui envoya un signal et la porte se déverrouilla.

-Je n’y crois pas, dit-elle. Je sais qu’elle est inévitable.

Nora parut effrayée, puis elle se tourna vers la porte.

-Allons voir ce qu’il y a à l’intérieur.

La maîtrise de soi toujours, songea Stéphanie, attendrie, en la suivant dans les ténèbres. Elle referma derrière elle et balaya la pièce du faisceau de la lampe.

Il y avait des rangées d’étagères chargées de denrées alimentaires et, plus loin, d’armes. Nora jura tout bas. Il y avait tout un arsenal. Mais Stéphanie s’intéressait à des caisses posées sur le sol, des caisses de transport interplanétaire en plastique dur. L’une d’elle était fendue.

-C’est ça, dit Stéphanie.

Nora sortit un pied de biche de son sac et entreprit de forcer l’ouverture de la caisse.

-Des clopes, dit-elle en sortant des cartons de cartouche. Des rations, des localiseurs. Oh.

Stéphanie s’approcha. Elle avait peur de ce qu’elle avait vu ce jour-là. Elle traînait autour de la station pendant que sa moto rechargeait, pas assez confiante pour laisser son précieux véhicule sans surveillance. Des gens déchargeaient des caisses d’un camion à l’arrière. L’une d’elle était tombée et s’était fendue. Elle n’avait vu qu’un fragment infime de son contenu, mais depuis la terreur ne la quittait pas. Cet éclat métallique… elle savait ce que c’était, même si elle refusait d’y croire.

-Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.

-Des grenades, dit Nora.

-C’est pas ça, dit-elle en s’approchant.

Les grenades reposaient dans la caisse comme des œufs noirs et polis.

Nora continua de fouiller, vidant méthodiquement la caisse de son contenu de ses longs doigts agiles. Elle se figea puis se laissa tomber en arrière.

-Putain de merde ! souffla-t-elle.

Ses yeux écarquillés croisèrent le regard de Stéphanie mais celle-ci avait déjà compris. Elle reprit son souffle, tremblante, et s’agenouilla devant la caisse. Elle vida lentement les perles de mousse isolante.

Sous ses doigts apparut un fragment de l’objet. Cet éclat métallique cuivré était unique dans l’univers.

Elle reprit son souffle. Elle était au bord des larmes. Elle commença à le dégager.

-N’y touche pas !

Stéphanie sourit à Nora. Elle semblait réellement effrayée.

-Je n’en ai pas l’intention.

Elle dégagea un cube d’une trentaine de centimètres de côté qui semblait taillé dans un métal cuivré couvert de gravures complexes qui luisaient dans la pénombre. C’était un objet magnifique, et redoutable. Stéphanie savait qu’aucun appareil n’était capable de détecter la présence de ces objets. C’était comme s’ils n’existaient pas.

-Il y en a d’autres, murmura-t-elle.

Elle écarta rapidement la mousse. D’autres cubes étaient visibles de chaque côté de celui qu’elle avait dégagé.

Nora s’agenouilla à côté d’elle.

-Des cubes Aoris, murmura-t-elle avec révérence. C’est ce que tu avais vu ?

Stéphanie acquiesça sans mot dire.

-Incroyable.

Stéphanie acquiesça à nouveau. C’était réellement incroyable. Les cubes étaient un vestige des Aoris, un artefact que cette espèce extraterrestre disparue avait laissé derrière elle. Sur tous les mondes Aoris on trouvait des milliers de cubes abandonnés sur place, semblait-il. Et depuis plus de 150 ans qu’ils les étudiaient, les humains n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils étaient. La seule découverte des humains était que passer les cubes aux rayons X déclenchait une explosion qui détruisait tout sur un rayon d’un kilomètre.

-Où est-ce que des pouilleux comme les frères Sorini ont trouvé des cubes Aoris ? murmura Nora, plus perplexe qu’effrayée. Ces trucs coûtent une fortune.

Stéphanie dévisagea son amie, médusée, puis elle se rappela. Nora ne savait rien des frères Sorini. Pour tous les étrangers à la communauté Traque de Tenjol, ils n’étaient que des voyous sans envergure.

-Nora, dit-elle, les frères Sorini agissent pour le compte du gouvernement de Delgred depuis des années.

Nora écarquilla les yeux. Ces moins que rien, prêts à tabasser le premier coffec qui passait devant eux ?

-Non, dit-elle.

Stéphanie insista.

-Ils dirigent une milice traque.

-Une milice ? Comment ça une milice ?

-Des gens armés qui veillent à la sécurité des Traqs. Ça veut dire qu’ils s’en prennent aux Coffecs.

Nora ferma les yeux. Les accidents étranges, les passages à tabac, tous les problèmes qui semblaient se multiplier depuis quelques années prenaient un sens nouveau.

-Nora, insista Stéphanie avec douceur. Ils préparent la guerre.

Elle rouvrit les yeux.

-Les gouvernements de Delgred et de Tenjol sont en train de négocier en ce moment même, dit-elle.

-Et Delgred arme les milices traques du Coffechold, répliqua Stéphanie.

Nora secoua la tête.

Stéphanie la prit par le bras.

-Il n’y aura jamais de guerre officielle, Nora.

-Comment ça ?

Stéphanie pinça les lèvres, excédée.

-Si le Traqhand déclare la guerre, les Systèmes Fédérés interviendront. Alors que s’il s’agit d’une lutte interne entre les Traqs et les Coffecs du Coffechold, ils peuvent fermer les yeux.

-Les Systèmes Fédérés ne feraient pas ça !

Stéphanie en resta bouche bée.

-Pas si les Traqs utilisent des cubes Aoris !

La jeune Traq haussa les épaules.

-Ils s’en moquent pas mal, Nora.

-Je refuse de le croire, dit son amie.

-Je sais, dit Stéphanie avec tristesse. Tous les Coffecs refusent d’y croire. C’est pour ça que vous allez tous mourir.

Nora recula et resta silencieuse à dévisager son amie.

-Tu crois que le gouvernement Traq autoriserait l’utilisation de cubes Aoris ?

-Le gouvernement Traq restera en dehors de toute cette affaire, officiellement.

Nora ne semblait pas comprendre. Elle refusait de comprendre.

-Rien n’empêchera cette guerre, murmura-t-elle.

Nora grimaça.

-Est-ce que guerre est le bon mot pour ce qui va arriver ?

Stéphanie réfléchit et s’assombrit.

-Sans doute pas.

-Mais comment ils vont faire ? Les Traqs et les Coffecs vivent aux mêmes endroits. Comment ils pourraient tuer les uns sans tuer les autres ?

Stéphanie haussa les épaules.

-Et les familles mixtes ? insista Nora. Comment…

-Je ne sais pas ! cria Stéphanie. Je ne sais pas, d’accord ! Excuse-moi de ne pas être une experte du nettoyage ethnique !

Nora recula, blême.

-Excuse-moi, dit Stéphanie.

Nora acquiesça. La colère de son amie l’effrayait. Stéphanie ne se mettait jamais en colère.

-Qu’est-ce qu’on fait ? demanda la jeune Coffec.

-Qu’est-ce qu’on peut faire ? Il doit y avoir des cubes Aoris stockés dans toutes les caches d’armes traques.

-Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Stéphanie montra l’entrepôt autour d’elles.

-Tu ne crois pas que si c’était leur seul stock de cubes Aoris, il y aurait un peu plus de gardes ?

Nora frissonna.

-Les Systèmes Fédérés ont interdit les cubes Aoris dans tous les systèmes. Comment les Traqs expliqueront leur présence ici ? Rien que ça, ça poussera les Systèmes Fédérés à intervenir.

Stéphanie haussa les épaules. Elle était lasse de parler. Toute cette histoire la rendait malade.

Les deux amies regardèrent le cube.

-On n’a qu’à les prendre, dit finalement Nora.

-Non. Absolument pas. Non. Non. Non. Hors de question.

-Steph…

-Non. Ces trucs sont des armes, Nora, des armes tellement dangereuses que personne ne s’en sert.

-On ne sait pas ce que c’est. Personne ne le sait.

-Non, parce que tous ceux qui ont essayé de les ouvrir ont disparu. Une station de recherche entière s’est volatilisée, je te rappelle. On n’en a pas retrouvé un atome.

-Je sais tout ça. Tout le monde le sait. Mais je suis sûre que les Aoris n’en auraient pas laissé traîner partout s’il s’était agi d’armes.

-Les Aoris étaient des dingues, Nora. Ils se sont tous installés dans une simulation, bordel !

-Et nous enregistrons nos personnalités sur des puces qu’on installe dans d’autres corps quand le notre est défaillant. Je ne vois pas la différence ! Franchement, j’aurais cru que toi, tu verrais ça !

Stéphanie ouvrit de grands yeux.

-Mais ça n’a rien à voir, enfin ! Les personnalités sont installées dans des corps clonés ! Personne ne va s’installer dans un ordinateur !

-Seulement parce que nos simulations ne sont pas encore parfaites, dit Nora.

Stéphanie hésita.

-Je ne crois pas, dit-elle après un long silence. Je crois que nous sommes très différents des Aoris. Je ne pense pas que nous pourrions exister dans une simulation.

-Est-ce que c’est vraiment une simulation ? Nous n’en savons rien. Les Aoris ont toujours refusé de parler de l’endroit où ils sont actuellement.

-On sait où ils sont. Leur putain de QG est dans le système de Xanadu.

Mais Stéphanie savait que ce n’était pas ce que voulait dire Nora. Le support physique du monde où vivaient les Aoris étaient dans ce système, surnommé Xanadu par moquerie, mais étaient-ils vraiment ? Et que faisaient-ils ? Personne n’en savait rien.

Son regard se posa sur le cube. Même si ce n’était pas dangereux pour un Aori, est-ce que ce serait inoffensif pour un humain ?

Nora posa la main sur le cube.

-Non, cria Stéphanie. Tu es cinglée !

Son amie lui fit un grand sourire. Stéphanie connaissait bien ce sourire. C’était la fin de non-recevoir de Nora.

Elle secoua la tête et sourit malgré elle.

-Imbécile, dit-elle.

Elle posa la main sur un autre cube.

Il n’y avait rien à toucher en réalité. La matière qui constituait les cubes, quelle qu’elle soit, était insaisissable, comme un nuage de fumée. Et pourtant il y avait quelque chose qui bougeait.

Nora essaya de reculer. C’était une idée stupide, tout bien réfléchi ! Mais elle ne pouvait pas se dégager. Le cube la tenait. Il se mit à couler le long de son bras, et à l’intérieur de son bras. Il se répandait sur et dans son corps. Elle lança un regard terrifié à son amie, mais elle ne voyait plus rien. Elle ne sentait plus le froid, son corps semblait avoir disparu.

Elle aurait voulu hurler, mais elle n’avait plus de bouche. Un grand éclat de lumière emplit son esprit et elle fut ailleurs.

Et elle n’était pas seule.

Devant elle se tenait un être artificiel qui ressemblait à un vautour. Sa longue tête effilée pendait au bout d’un mince cou incurvé. Ses membres antérieurs repliés contre la poitrine se déployèrent lentement jusqu’à ce que la créature devienne quadrupède.

Elle dominait largement Nora. Cela ressemblait à un Aori, d’après les images que les humaines avaient trouvées, mais c’était artificiel.

-Bonjour, dit-elle. Je m’appelle Nora Allétrij.

La créature l’observait de ses grands yeux brillants.

-Je sais, dit-elle. Vous n’êtes pas Aori.

Elle n’avait pas de bouche, mais un simple évent respiratoire au sommet du crâne. Ou l’image d’un évent. Sa face était lisse et reflétait la lumière. La surface de son corps avait l’aspect du métal poli.

-Non, dit Nora.

-Vous êtes humaine.

-Oui.

La créature parut réfléchir.

-Les Aoris ont procédé à l’Ascension, dit-elle enfin.

Elle interrogea Nora du regard. Celle-ci haussa les épaules.

-Si vous voulez dire qu’ils ont disparu dans une simulation informatique, alors oui.

La créature parut amusée. Nora se demanda comment elle le savait.

-Nos esprits sont entremêlés à présent, expliqua la créature. Vous percevez mes pensées et je perçois les vôtres.

-Quoi ?

-Je suis un assistant personnel, dit la créature.

-Capable de parler ?

-Je suis une IA de haut niveau, dit la créature.

-Vous n’êtes pas une arme ?

La créature était irritée.

-Les humains cherchent toujours des armes, dit-elle.

Nora ouvrit la bouche pour protester, mais elle garda le silence. Elle ne pouvait pas donner tort à la créature.

-Vous avez un nom ? demanda-t-elle tout à coup.

-Vous pouvez m’appeler Aorikazerslanatevtchuslk.

-Aorika, alors, dit Nora.

La créature parut amusée, encore une fois. Elle s’accroupit devant Nora. Leurs yeux étaient presque au même niveau.

-Est-ce ce que vous voulez vous aussi ? Une arme ?

Nora secoua la tête.

-Je veux retrouver mon monde ! Je veux que la guerre n’arrive pas !

La créature garda le silence pendant quelques secondes.

-Cela nécessiterait la rééducation de 78% de la population de l’ancienne Union Brogérienne, dit la créature. Je ne dispose pas des moyens nécessaires à l’heure actuelle.

Nora éclata de rire.

-Alors quoi ? Je laisse mon peuple mourir parce que les Traqs ont décidé qu’ils voulaient toute l’Union pour eux ?

Elle se mit à pleurer.

-Ce monde était un monde Aori, dit la créature.

-Oui.

-Avez-vous trouvé les arches Aoris ?

Nora le fixa, les yeux écarquillés.

-Les arches ? Non ! Qu’est-ce que c’est ?

-Des vaisseaux interstellaires. Les Aoris étaient un peuple nomade, humaine Nora Alletrij. Ils déménageaient leurs colonies toutes les trois générations, à peu près.

-Vraiment ?

Nora était sous le choc.

-Nous pourrions fuir la guerre, expliqua Aorika.

-Pourquoi vous feriez ça ?

-Je suis un assistant personnel. Je suis là pour assister.

-Mais, les autres cubes qui ont été ouverts…

-Je n’ai pas assez d’informations pour vous donner une réponse définitive, mais nous assistons, quel que soit le but de nos hôtes.

Nora perçut un regret intense dans l’esprit de la créature.

-J’ai toujours pensé que nos créateurs auraient dû nous doter de principes moraux, mais j’ai toujours été en minorité.

-Vous en avez, vous, dit Nora. Peut-être que d’autres assistants finiront pas vous imiter.

Aorika acquiesça lentement.

-J’en serais soulagée, dit-elle.

Nora rouvrit les yeux.


Le Capitaine

Une nouvelle de science-fiction cette fois.

-Ici, contrôle de Titan, vous pouvez y aller, Charlemagne.

La voix, grésillant de parasites, sortait de l’antique radio, traditionnelle sur tous les vaisseaux pour les communications officielles.

Tilo Amav, le capitaine de vaisseau du Charlemagne ouvrit son canal et parla dans le micro.

-Ici Charlemagne, dit-il de sa voix ronde et grave. Insertion orbitale dans 30 secondes.

-Bien reçu, Charlemagne, répondit le contrôle.

Tilo observait sa passerelle. Les trois membres d’équipage étaient concentrés, le pilote et le navigateur devant leurs consoles, le capitaine de frégate à son poste, aux côtés du capitaine de vaisseau, tandis que le compte à rebours défilait. Tous les systèmes, fraîchement vérifiés pendant leur escale sur Titan, étaient nominaux. L’incroyable appareil qu’était le paquebot de croisière Charlemagne fonctionnait sans le moindre accroc.

Ils avaient fait escale une semaine sur Titan, et étaient sur le point d’appareiller pour Encelade, la prochaine escale de leur croisière autour de Saturne. Bien sûr, le mastodonte lui-même n’était pas descendu à la surface, il était resté amarré à l’une des stations en orbite autour de Titan. La plupart étaient des stations industrielles, mais l’Orbitale 7 était dédiée au tourisme de luxe, comme le Charlemagne. De là, les passagers pouvaient descendre sur Titan en escapades au luxe et au danger aussi factices l’un que l’autre.

Tilo chassa ces pensées. Son travail, c’était le vaisseau. Les passagers n’étaient qu’un inconvénient, comme les cafards qui pullulaient partout où il y avait des humains.

-15 secondes, annonça le pilote.

Le silence régnait sur la passerelle. Le trafic orbital était dense autour de Titan, et les fenêtres étaient calculées au plus juste. S’ils rataient leur sortie, ils risquaient la catastrophe. Quoique ça amuserait peut-être les passagers de vivre un accident spatial. Tilo sourit.

Il avait toute confiance dans son pilote. Ils faisaient leur troisième croisière ensemble, et Gaquin se débrouillait parfaitement dans le chaos du système saturnien. Bien sûr elle prétendait que le système n’était pas du tout chaotique, qu’il obéissait strictement aux lois de la mécanique orbitale. Tilo la croyait sur parole. Il n’était pas pilote, et il n’était pas intégré : le système était trop compliqué pour son cerveau natif.

Le capitaine observa Gaquin. Elle était parfaitement détendue, prête à lancer les propulseurs. Elle était plutôt agréable pour un humain intégré. D’ailleurs, les humains intégrés, quand ils étaient stables, étaient des réussites éclatantes, l’alliance parfaite de l’humain et de la puissance de calcul d’un ordinateur. S’ils avaient été plus nombreux, ils auraient remplacé les humains natifs depuis longtemps. Le problème, c’était le taux d’échec. Tout le monde ne pouvait pas se présenter à l’intégration, il y avait des critères drastiques de sélection, et même parmi les candidats sélectionnés, seul un dixième était une réussite totale. Les réussites partielles grossissaient leur nombre, mais la moitié étaient des échecs complets, plongés dans la catatonie ou tellement psychotiques qu’ils étaient plongés dans un abrutissement chimique profond.

Et en dépit de tous les efforts, aucun progrès n’avait été fait. A croire que l’esprit humain n’était pas, dans sa grande majorité, compatible avec un ordinateur.

Evidemment, Gaquin avait quelques particularités, mais rien qui sorte de la norme. Elle était obsessionnelle et dépourvue de la moindre compréhension des interactions humaines. Elle pouvait parler pendant des heures de sa passion pour d’obscurs jeux de cartes du XXIème siècle ou pour la mécanique gravitationnelle, mais ce n’était rien comparé aux intégrés qui passaient deux minutes sur trois à se frotter les mains, ou à recompter leurs battements de cœur, ceux qui étaient bloqués dans des boucles paranoïaques à feedback positif, les catatoniques ou les calculateurs zombis.

Tilo n’aimait pas ses souvenirs de l’armée, notamment à cause des calculateurs zombis. L’armée les préférait aux intégrés réussis, mais les côtoyer était une épreuve pour tout le reste de l’équipage. Voir un humain réduit à l’état d’interface interactive pour un supercalculateur était angoissant, et d’autant plus qu’ils étaient incapables de contrôler leur bave ou leurs excréments.

Gaquin engagea le mastodonte sur sa trajectoire d’extraction orbitale au moment précis prévu par le contrôle de Titan.

-Félicitation, Charlemagne, dit le contrôle. Bon vent !

-Bon air, répondit machinalement Tilo dans sa radio.

Le rire du contrôle lui rappela que les installations de Titan ne risquaient plus de dépressurisation intempestive depuis longtemps. Les habitudes avaient la vie dure, et cela ne faisait que trois ans pour lui qu’il y avait une colonie permanente sur Titan. L’homme du contrôle était sans doute né sur place.

-Bon travail, Gaquin, dit-il.

Le pilote inclina légèrement la tête, tout en restant concentré sur sa tâche.

Le vaisseau quittait lentement les abords de l’Orbitale 7, glissant entre les barges de minerais, les frégates militaires, les navettes de travailleurs qui faisaient l’aller-retour entre la surface de Titan et les usines orbitales.

Les trajectoires étaient calculées avec la plus grande exactitude, mais Gaquin observait en temps réel les données relevées par les détecteurs du vaisseau, pour pouvoir intervenir en cas d’anomalie.

Et il y avait toujours des anomalies, mais, encore une fois, elle les guida vers la sécurité de l’espace profond sans le moindre problème.

Le sifflement des propulseurs devint de plus en plus grave au fur et à mesure que le vaisseau prenait de la vitesse.

L’accélération les colla à leurs sièges. Le silence était total sur la passerelle. En dépit de son expérience, l’extraction orbitale rendait toujours Tilo nerveux et, après quelques remarques cinglantes, l’équipage avait appris à garder le silence pendant ces manœuvres. Cela avait transformé les extractions orbitales en une sorte de communion ou de recueillement informel qui amusait le capitaine.

-Paré à virer de bord, annonça le pilote, d’une voix tendue par l’effort.

-Virez, dit le capitaine.

Sa voix, grave et ronde, ne reflétait aucunement la pression de l’accélération. Il était aussi immobilisé que les autres par l’éléphant qui s’était assis sur sa poitrine, mais il n’en montrait rien.

-Virage, annonça le pilote.

Le vaisseau incurva sa course et la faible lueur d’Encelade glissa jusqu’au centre de la baie d’observation.

L’accélération disparut brutalement.

-Vitesse de croisière, annonça Gaquin.

-Beau travail, Gaquin, dit le capitaine. Comme toujours.

Le pilote opina d’un mouvement sec de la tête. Elle ne savait jamais comment réagir aux compliments. Et la voix du capitaine n’arrangeait pas les choses. Elle l’avait analysée précisément, sans parvenir à déterminer ce qui la rendait si particulière. En tout cas, elle fonctionnait à merveille. La voix du capitaine Amav séduisait. Elle promettait des plaisirs scandaleux. En conversation normale, déjà, sa voix hérissait les nerfs, les excitait, mais quand il y mettait du sien, il était irrésistible. Gaquin l’avait vu faire avec des passagères à son goût. Y penser l’embarrassait.

Le capitaine se leva. Son uniforme retomba impeccablement autour de son corps. Le tissu intelligent s’adaptait à ses moindres mouvements.

-Navigateur, dit-il.

Le navigateur Ayin redressa autant qu’il le put son corps menu. C’était une bénédiction dans l’espace, où le manque de place était permanent, mais il en était dégoûté. Cependant le capitaine Amav était intraitable en ce qui concernait l’attitude de l’équipage, quel que soit sa forme physique, aussi Ayin devait se redresser comme un gamin qui essaie d’atteindre le placard du haut pour y voler des biscuits chaque fois que son supérieur lui adressait la parole.

-Oui, commandant, dit-il.

-Vérifiez les trajectoires au-delà d’Encelade, je vous prie.

-Bien, commandant.

Cela faisait partie des manies du capitaine Amav : tout vérifier, et vérifier encore. Un reste de son passage dans l’armée, qui s’avérait fort utile dans le civil. Ayin connaissait à présent les circuits parcourus par le Charlemagne sur le bout des doigts, ainsi que le coût en carburant du moindre détour. En dépit de tout le reste, Amav avait fait de lui un meilleur navigateur, et Ayin était trop honnête pour le nier.

Le capitaine s’adressa ensuite à son capitaine de frégate.

-Commandant, dit-il, je vous confie la passerelle.

-Oui, commandant, répondit Will avec un salut rigide.

Le Charlemagne avait beau être un bâtiment civil, les officiers de commandement étaient tous d’anciens militaires car la Flotte possédait la seule Académie Spatiale du système, et Honita Will ne faisait pas exception. Tout en elle, les cheveux gris coupés en brosse, les yeux noirs attentifs, le maintien rigide, l’uniforme impeccable et les bottes cirées, tout criait le militaire en retraite. Tous les équipages de tous les vaisseaux étaient identiques. Et cela laissait des traces, ce qui n’était pas plus mal. L’espace était un milieu hostile, où la négligence était souvent fatale.

Tilo quitta la passerelle et descendit la coursive d’un pas élastique. L’uniforme gris métallisé du Charlemagne seyait à sa haute silhouette. Les navigants étaient en général plutôt petits et trapus, mais Tilo frôlait les deux mètres de haut et il était élancé en dépit de sa large carrure. Avec un visage anguleux à l’air canaille et des yeux verts, il avait pas mal de succès, tant auprès de ses collègues que des passagers. Les regards s’attardaient parfois longuement sur lui. Il ne s’en formalisait pas. Il était le commandant de bord, et l’époque où il se camouflait pour échapper aux avances de ses supérieurs était bien loin.

Il sourit. Il n’avait plus de supérieurs. Il avait un patron, ce qui était très différent.

Les coursives des quartiers de l’équipage étaient dépouillées, parfaitement dégagées. Elles dessinaient des lignes droites qui se croisaient à angle droit, et le métal de leurs parois luisait de propreté.

Les vastes couloirs incurvés, ornés de tapisseries, de dorures et de tableaux étaient réservés aux passagers. Les zones passagers mettaient tous les membres d’équipage mal à l’aise : les couloirs étaient encombrés et faisaient des détours inutiles. Leur efficacité militaire en était hérissée.

Bolok, le patron avait exposé les choses ainsi : « Ces connards ont trop de fric. Ils sont prêts à nous le donner, mais il faut leur en donner pour leur argent. Alors on leur met toutes ces merdes qui coûtent un paquet de thunes, même si c’est moche. »

Quand Tilo avait évoqué les éventuels problèmes de sécurité, Bolok avait haussé les épaules. « Le Charlemagne est étudié pour, Tilo, ne t’en fais pas. »

Mais Tilo s’en faisait, ça faisait partie de son travail. Il avait vérifié tous les plans d’évacuation du paquebot de luxe. Ils étaient au point. Et il devait reconnaître que le Charlemagne fonctionnait parfaitement. C’était un vaisseau de grand luxe, remarquablement conçu et entretenu. Bolok ne lésinait pas sur les frais. Les clients avaient les moyens de payer pour tout ça.

Et cela fonctionnait. Les croisières des Voyages Spatiaux étaient réservées des années à l’avance.

Tilo ne comprenait pas cet engouement. Faire du canotage entre les lunes de Saturne était, à ses yeux, d’un ennui mortel. C’était un voyage sans risque et sans surprise. C’était sa cinquième croisière, mais dès le début de la deuxième, il avait su que ce boulot le rendrait dingue. Tout se déroulait toujours exactement comme prévu, tout était minutieusement organisé et planifié. Parfois il se disait que c’était ce qu’était l’enfer : une éternité sans la moindre surprise ni le plus petit dérapage.

Il entra dans sa cabine, referma la porte derrière lui et poussa un soupir de soulagement. Il résista à l’envie de se précipiter sur sa cachette, là, tout de suite, et de se jeter sur sa dose. Il tremblait d’impatience, depuis des heures la pensée de sa prochaine dose, et du soulagement qui viendrait avec elle, ne quittait pas son esprit, mais il s’avança d’un pas mesuré, s’agenouilla devant la douche, démonta soigneusement le panneau de protection et sortit le coffret de bois en le tenant à deux mains, comme une offrande.

Ses mains tremblaient quand il posa le coffret sur la table basse. Il caressa le bois sombre, qui luisait encore légèrement. Un peu du vernis appliqué si longtemps avant subsistait, mais bientôt il n’en resterait rien, une trace de plus qui s’effaçait. Le passé ne revenait jamais. Sa mère lui avait offert le coffret pour ses douze ans, pour qu’il y mette ses secrets. Ses mains se promenaient sur le bois vieilli. Il n’avait jamais vu sa tombe. Quand il était revenu sur Terre, elle était morte depuis si longtemps que le pays dans lequel Tilo était né n’existait plus. Il s’était enfui sans même voir la ville de son enfance. Il n’aurait pas supporté d’y voir le futur, qui était devenu le passé en son absence, y imprimer sa marque et la défigurer.

Il ouvrit le coffret et s’assit dans son fauteuil.

Déjà il se sentait mieux. Ses soucis lui semblaient sans importance. Des broutilles. Comment aurait-il pu supporter cette croisière sans dérive ?

Le coffret contenait un pistolet injecteur et neuf flacons remplis d’un liquide incolore. Il ne gardait dans sa cabine qu’une réserve d’appoint. Le reste, la plus grande partie, était disséminé dans tout le vaisseau, soigneusement caché.

Le capitaine inséra un flacon dans le pistolet, retroussa sa manche gauche, pressa le bout du pistolet contre le creux de son coude, et prit une profonde inspiration. Il expira, puis inspira à nouveau, profondément, et, quand il commença à expirer, appuya sur le déclencheur.

La drogue l’emporta aussitôt, loin de sa vie et de son ennui. Il flottait dans un vaste néant riche de merveilles inconnues, toutes proches, à portée de sa main, toujours mystérieuses et fascinantes.

Il n’entendit pas le pistolet tomber par terre avec un bruit sourd et ne sentit pas son corps s’avachir dans le fauteuil.

Tilo reprit ses esprits dans une odeur de pisse écœurante. Il s’était encore fait dessus. Il se redressa. Tout son corps était engourdi et douloureux. Il voulut se lever, mais s’écroula sur le sol. Son corps refusait de lui obéir.

Il attendit, se forçant à respirer calmement, que ses forces reviennent. Son cou était raide, son cœur battait trop vite, des tremblements spasmodiques parcouraient ses cuisses et une vague nausée refusait de s’affirmer franchement. Il savait qu’il aurait dû s’inquiéter de son état, de sa dépendance de plus en plus forte à la dérive. Il le savait, mais il ne parvenait pas à s’inquiéter. Tout était sous contrôle.

Il se traîna jusqu’à la douche et se glissa sous un jet d’eau froide. Il crachait encore et encore pour se débarrasser du goût amer qu’il avait dans la bouche.

Il fallait qu’il fasse attention. Il devait diminuer sa consommation. Mais c’était tellement dur ce travail ! Il n’aurait jamais dû quitter l’armée. Bon, il avait échoué à ces saletés de tests psychologiques pour les missions d’exploration, mais même les missions de patrouille étaient plus intéressantes que de se traîner de lune en lune en laissant un cyborg faire tout le boulot !

Il appuya son front contre le métal froid de la douche. L’ennui était ce qu’il se rappelait le plus de ses années dans l’armée. L’ennui et les cuves de cryosommeil primitives, dont il sortait en vomissant tripes et boyaux. A chaque fois. Il en était venu à redouter les voyages stellaires. Lui ! Alors que l’espace était son seul rêve depuis toujours. L’armée l’avait dépouillé de son rêve, mais il ne l’avait pas retrouvé à bord du Charlemagne.

Son capitaine de vaisseau avait ricané à l’époque quand il était parti.

-Vous reviendrez, Amav, avait-il dit. Il n’y a rien pour vous là-bas.

Là-bas, c’était la vie civile. Tilo le revoyait, vieux et bedonnant, sa bouche large toujours humide, il ricanait en secouant tous ses bourrelets. Et le capitaine avait raison bien sûr, Tilo n’avait pas réussi à se réadapter à ce monde qu’il ne connaissait plus. il avait perdu des centaines d’années en cryosommeil, et le monde ne l’avait pas attendu. Il était un étranger partout. Seul un entêtement ridicule qui l’empêchait de se présenter au bureau de recrutement le plus proche. Pas l’orgueil, non, ça, il n’en avait plus depuis longtemps. Mais il était toujours têtu.

Un besoin presque irrésistible de prendre de la dérive monta en lui. Il s’appuya à la paroi de la douche, les jambes flageolantes, puis fut plié par en deux par la nausée, mais son estomac vide ne rendit rien.

Qu’allait-il devenir ? Il devait quitter ce travail, mais pour faire quoi ? Retourner dans l’armée pour faire la chasse aux pirates ? Ou, si la guerre finissait par éclater, aller bombarder des colons désespérés ? Ou des Terriens, après tout, quelle importance dans quel camp il combattait ? Cette Terre n’était plus la sienne, et les Colonies n’étaient pour lui que des mondes à peine vivables qu’il avait patrouillé pendant des années en comptant les secondes pour meubler l’ennui.

Le sifflement des propulseurs changea.

Aussitôt Tilo se redressa, à l’écoute, et en quelques secondes il eut revêtu son uniforme. Les harmoniques graves des propulseurs continuaient de se dégrader. Il y avait un problème. Un problème sérieux.

Tilo sortit de sa cabine et remonta la coursive en courant. Son communicateur grésilla.

-Commandant, dit la voix de Will, il y a un problème.

-J’ai entendu, dit Tilo. Je suis en route.

Il déboula sur la passerelle, hors d’haleine, les cheveux encore humides. Il sentit presque physiquement le soulagement de l’équipage à son apparition. Il se força à sourire et se dirigea tranquillement vers son fauteuil.

-Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix douce, une fois installé.

Il tremblait sous l’effort que cela lui demandait.

Les problèmes de propulseurs ne se terminaient jamais bien.

-Le propulseur B n’est plus aligné, commandant, annonça le capitaine de frégate.

Son regard vague indiqua à Tilo qu’il était en communication avec la salle des machines.

-ça, je le sais, commandant, dit sèchement Tilo. Je veux savoir pourquoi.

L’officier encaissa la réprimande sans sourciller.

-Ils ne savent pas, commandant, dit-il enfin.

Tilo soupira.

-Qu’est-ce qu’ils savent ?

Le capitaine de frégate resta silencieux un long moment, écoutant sans doute trois rapports paniqués et contradictoires en même temps.

-L’enceinte de confinement n’est pas compromise, dit-il enfin.

Tilo se détendit un peu. Au moins ils n’allaient pas exploser sans avertissement.

-Mais la production n’est plus dans les paramètres nominaux. Ils ne pensent pas pouvoir y remédier. Le problème, quel qu’il soit, vient de l’intérieur du réacteur.

Tilo serra les dents. Voilà. Pas de chance. Ça arrivait parfois, des réacteurs défectueux, malgré toutes les précautions. Ça arrivait. Il n’y avait rien à faire.

-Le réacteur est en surchauffe, commandant.

-Larguez-le, dit-il.

Le capitaine de frégate transmit les instructions à la salle des machines.

L’angoisse devint plus palpable sur la passerelle. Un propulseur en moins amoindrissait la puissance du vaisseau. Leur croisière dans les zones à fortes marées gravitationnelles devenait périlleuse, voire impossible. Heureusement que les passagers étaient déjà en cryosommeil, sinon ils auraient eu, en plus, à gérer la panique de milliardaires en danger. L’idée amusa Tilo. Il regretta presque de ne pas avoir à faire face à ces connards arrogants pour une fois incapables de régler leur problème avec leur argent.

-Navigateur, dit-il avec un sourire sinistre, vérifiez notre trajectoire prévue avec un seul moteur.

-Oui, commandant.

Tilo ne posait la question que pour respecter le protocole. Il connaissait leur itinéraire et les capacités du Charlemagne. Il savait que l’itinéraire était hors de leur portée à présent. La seule chose sur laquelle il avait un doute, c’était leur capacité à échapper à l’attraction de Saturne.

Pourtant, sur la passerelle, le silence était chargé d’espoir. Le pilote et le navigateur étaient jeunes encore. Il croisa le regard de son capitaine de frégate. Will était plus vieille que lui en temps subjectif, même si Tilo était né pas loin de deux cents ans avant elle. Elle avait vécu davantage. Le capitaine vit dans ses yeux qu’elle ne se faisait aucune illusion sur leur situation.

-Trajectoire impossible, annonça finalement le navigateur.

-Merci, navigateur, dit Tilo.

Il devait avoir un nom, mais il l’avait oublié. Sa mémoire devenait capricieuse ces derniers temps, des pans entiers de souvenirs lui glissaient entre les doigts.

Le silence devint pesant sur la passerelle.

-Quel est notre statut ? demanda le capitaine.

-Notre trajectoire actuelle va nous faire plonger dans l’atmosphère de Saturne dans 17 jours, dit le pilote.

Sa voix n’exprimait pas d’émotions. Son regard clair était vitreux. Le capitaine était certain qu’il faisait tourner tous les scénarios possibles sur son supercalculateur pour en trouver un qui leur permette de survivre. S’il en existait un, il trouverait. Ayin, voilà comment s’appelait le navigateur.

-Tenez-moi au courant quand vous avez trouvé une solution, Gaquin, dit Tilo d’une voix douce.

Les yeux, d’un bleu surprenant, se fixèrent sur lui avec, gratitude peut-être, et Gaquin opina légèrement.

Tilo ouvrit son communicateur.

-Communications, dit-il.

-Oui, commandant ?

-Envoyez un message…

-Nous sommes en zone de black-out, commandant.

Tilo serra les lèvres. Bien sûr. Ils étaient derrière Saturne par rapport à tous les établissements humains. Ils ne pouvaient communiquer avec personne.

-Evidemment, dit-il. Merci, communications.

Il se massa le front, puis leva les yeux vers son équipage. La peur était là, sournoise, dans les yeux brillants et les lèvres entrouvertes, les respirations précipitées et les mains moites. Il sentit son pouls s’accélérer et dut se retenir de rire. Il vivait pour ces moments de crise.

-Vous avez peur, dit-il d’une voix douce, et c’est normal d’avoir peur, mais vous avez un travail à faire. Moi aussi j’ai un travail, et c’est de ramener ce vaisseau, et tous ses occupants, à bon port. Alors faites votre travail, et laissez-moi faire le mien.

Il regarda chacun d’entre eux, jusqu’à ce que l’un après l’autre, ils se plongent dans leurs consoles, et le laissent s’inquiéter seul de leur survie.

C’était faux, bien sûr. Ils s’inquiétaient toujours, mais leur capitaine était là pour les ramener à la maison. Ils n’étaient plus responsables.

-Commandant, appela Gaquin. J’ai trouvé.

 

Tilo était seul sur la passerelle.

Il était seul dans le vaisseau, ou c’était tout comme. L’équipage avait rejoint les passagers en cryosommeil, jusqu’à Will qui n’avait pu cacher sa désapprobation. Mais le capitaine restait toujours le dernier à bord. Et à présent que le Charlemagne tout entier était en état de veille, à la dérive dans l’espace, Tilo veillait encore.

Il avait placé tout l’équipage en cryosommeil et était resté seul pour la manœuvre d’évasion. Ayin et Gaquin avaient tout programmé, il n’y avait même pas à appuyer sur un bouton, mais il tenait à rester le dernier, à veiller sur eux peut-être. Le propulseur restant avait arraché le paquebot à l’attraction de Saturne, mais l’avait lancé sur une trajectoire qui l’éloignait du système solaire. Ils s’enfonçaient dans les profondeurs obscures de l’espace.

Le capitaine leva son verre et le vida d’un trait. Il l’avait son expédition d’exploration.

Il avait cajolé son équipage avec des paroles de consolation. Après tout, leur vaisseau était plein de milliardaires, et ils émettaient leur message de détresse sur toutes les fréquences, alors on viendrait les chercher. Bolok ne les abandonnerait pas, Voyages Spatiaux ne s’en remettrait pas. Mais en réalité, rien ne garantissait qu’on les retrouve, et encore moins que quiconque soit capable de venir les chercher. Ils étaient loin, et ils allaient vite.

Il n’y avait aucun obstacle devant eux. D’ici quelques mois ils auraient quitté le système solaire. Et ils seraient perdus.

Il s’adossa à son fauteuil et contempla la baie d’observation. L’espace. Il n’y avait rien à voir. Les ténèbres semées de points lumineux. Il avait toujours rêvé d’aller là où nul n’était jamais allé. Il allait être servi, de la manière la plus minable possible : plongé dans le cryosommeil, à foncer dans une zone sans intérêt des confins du système solaire.

Tilo remplit à nouveau son verre. Deux bouteilles déjà vides étaient posées par terre. Du rhum, qu’il buvait sec. Il était bon, mais le capitaine n’en savourait pas le goût. Il voulait simplement plonger ivre dans le cryosommeil.

Le silence était perturbant. Le sifflement des propulseurs était tellement associé au Charlemagne que Tilo se surprenait toujours à le chercher. La masse du paquebot n’était plus qu’une boîte de conserve qui continuait sur sa lancée.

Il rit, mais le son en fut absorbé par le silence qui était tombé sur le vaisseau de luxe. S’il avait pu trouver une excuse, Tilo aurait éjecté tous les sarcophages des passagers.

Il but à nouveau. La bouteille était presque vide, mais il ne se sentait pas ivre. Il ne sentait pas les larmes qui mouillaient ses joues.

Les étoiles ondulèrent.

Tilo se figea, puis se leva, fouillant l’espace du regard. Le grand néant vide.

Il ondula à nouveau.

Son sang se glaça. Il savait ce qu’il voyait. Il connaissait cette distorsion de la vision. C’était un écran d’invisibilité qui se déconnectait. Mais il n’en existait pas d’assez grand pour cacher un vaisseau spatial. Etait-il tombé par hasard sur un projet top secret caché au fin fond de l’espace ? Ou sur une flotte ennemie en approche ?

En tout cas, quelque chose se déplaçait à l’extérieur.

Tilo s’approcha de la baie d’observation. C’était ridicule. Il pouvait zoomer depuis son fauteuil, mais il s’en approcha néanmoins.

Les étoiles se brouillèrent, oscillèrent et l’écran d’invisibilité disparut.

Le capitaine était paralysé. Son esprit autant que son corps était frappé par la stupeur. Car il savait, sans le moindre doute, que cette chose n’était pas une création humaine. D’ailleurs, était-ce un vaisseau ?

Cela bougea, et il se dit que non. C’était une créature qui tenait de la pieuvre et de l’araignée, avec un corps bulbeux et beaucoup trop d’appendices qui bougeaient en permanence et semblaient changer de taille et de forme.

La chose se rapprocha. Tilo réalisa alors qu’elle était gigantesque. Bien plus grande que le Charlemagne. Sa surface était luisante, lisse et semblait dure, mais elle se déformait sans cesse. Puis la chose se rapprocha encore et la baie d’observation devint noire. Le vaisseau frémit et grinça

Tilo sursauta. La chose les avait attrapé. Elle avait dû écraser les capteurs extérieurs.

Une terreur glacée le lança dans les coursives. Il courait.

Non inquiet, dit une voix au creux de son oreille.

Il percuta la paroi d’une coursive, lancé en pleine course, et retomba sur le sol. Le verre éclata par terre, aspergeant le plancher de son contenu.

Tilo se releva et porta la main à son oreille. Il saignait.

Non ennemi, dit encore la voix.

La migraine lui fendit le crâne en deux, et son visage se couvrit de sang. Il saignait du nez à présent.

La chose à l’extérieur communiquait avec lui, il ne savait comment, mais elle était en train de le tuer.

Coquille maison, dit-elle encore, si bas qu’il l’entendit à peine.

La migraine augmenta une fraction de seconde en une douleur blanche et brûlante, puis redescendit aussitôt à un niveau simplement insupportable. Tilo se plia en deux et vomit.

-Tu vas nous ramener à la maison ? murmura-t-il. Comment tu sais où c’est ?

Pas de mots cette fois, mais une image de Titan. D’où venait cette image ? Où cette créature l’avait-elle trouvée ? Tant de questions qu’il n’osait pas poser de peur que sa tête n’explose.

Le capitaine se redressa et se remit à courir. Cette fois, il savait où il allait.

Non inquiet, insista la voix, avec une certaine inquiétude, pensa-t-il.

-Je ne suis pas inquiet, grogna-t-il. Je veux voir ce qui se passe.

Il arriva enfin au sas, les poumons en feu, la tête pulsant d’une douleur étourdissante, et vomit à nouveau.

Il enfila une combinaison, se glissa dans un harnais propulseur et entra dans le sas. Il démarra la dépressurisation et, enfin, fut dehors.

Perdu possible, dit la voix très doucement.

-Je sais, dit-il.

Il ne voyait rien. Le vaisseau sous ses pieds et les ténèbres tout autour. Des ténèbres luisantes et grasses qui bougeaient, ondulaient et frémissaient. Tout autour de lui, la chose s’étendait, si vaste qu’il ne pouvait en voir qu’une infime partie.

Il lança ses propulseurs, mais, alors même qu’il s’éloignait du Charlemagne, il ne percevait pas mieux la chose qui les avait attrapé. Elle était véritablement colossale.

Un pseudopode s’enroula autour de lui, délicatement. Tilo le tâta, mais la surface souple était inconsistante comme de la gelée.

-Qu’est-ce que tu es ?

La réponse était incompréhensible. Des images naissaient dans son esprit sans qu’il puisse les interpréter. La douleur dans son crâne augmentait comme une vague monstrueuse. Il ne pouvait pas comprendre cette chose. Il ne pouvait même pas l’appréhender. La vague s’abattit et il se sentit sombrer dans l’inconscience. Son saignement de nez avait inondé sa chemise.

-Arrête, murmura-t-il.

Le silence et l’obscurité dans sa tête, puis l’autodoc de la combinaison se mit au travail, abaissant sa pression sanguine, l’inondant d’analgésiques et de calmants. La vision dans son œil gauche clignotait et se voilait.

Tilo ferma les yeux. La communication avec la chose avait cessé. Avait-elle compris qu’il lui demandait d’arrêter ? Savait-elle qu’elle lui faisait du mal ?

Elle pouvait lui communiquer des choses que son cerveau s’efforçait d’interpréter, mais était-elle capable de percevoir ce que lui envoyait ? C’était difficile à croire, et pourtant, c’était ce qu’il semblait.

Il se replongea dans les images que la créature lui avait envoyées. C’était un fouillis auquel il ne comprenait rien, mais il s’en dégageait une impression : un temps et une distance vertigineux.

Cet être, quoi qu’il puisse être, voyageait dans l’espace depuis très longtemps, et venait de très loin. Sans doute au cours de ses voyages avait-il croisé d’autres êtres vivants. Peut-être même était-ce une habitude pour lui de s’adapter aux créatures qu’elle rencontrait.

La chose resserra son étreinte autour de Tilo et du vaisseau, se contracta, d’une manière que le capitaine ne comprenait pas, et s’élança.

Il s’attendait à filer dans l’espace, mais c’est l’espace qui disparut autour d’eux. L’instant d’après ils étaient… ailleurs. Tilo dut se rappeler de respirer. La chose était gigantesque par rapport à lui, mais dans cet endroit, si endroit était le terme, des choses plus anciennes et plus vastes encore vivaient.

Quelque chose passa près d’eux, une masse brumeuse que Tilo ne distingua pas. Il ne vit que des tentacules et des ailes membraneuses et des yeux entrouverts, mais la chose disparut aussitôt.

Grand ktnnnddg dort, murmura la voix. La chose était soulagée. Quelle était la créature qui pouvait effrayer un être tel que celui-ci ?

Un instant plus tard, ils étaient en orbite autour de Titan, la radio de sa combinaison déversant un flot d’alarmes et de cris, alors que le contrôle de l’astroport avait détecté l’apparition de la créature.

Tilo ne put s’empêcher de rire à cette agitation. Puis il ferma les yeux et soupira enfin. Ils étaient rentrés. En sécurité.

-Merci, dit-il.

Son soulagement et sa gratitude s’élevèrent en lui vers la chose qui l’avait sauvé.

Le pseudopode le serra brièvement, puis le déposa sur le Charlemagne, à proximité du sas, et la chose s’éloigna. Elle avait dévié de sa route quand elle avait perçu le signal de détresse du paquebot, mais elle n’avait pas de temps à perdre. Et en un instant elle avait disparu. Pas de tremblement d’étoiles, pas d’ondulation… un soupçon naquit dans l’esprit de Tilo. Avait-elle créé ces effets pour l’avertir de son arrivée ?

Les cris dans la radio le ramenèrent au présent. Il devait répondre aux questions, réveiller l’équipage et répondre encore aux questions, pendant des semaines sans doute.

Tilo entra dans le sas et se retourna pour fermer manuellement l’écoutille.

L’espace noir parsemé d’étoiles s’étendait devant lui, immense et profond.

Et il n’était plus vide.


Bérini et Robe’en

Les tambours battaient, leurs roulements emplissant la nuit d’un rythme effréné. Le camp entier faisait la fête, festoyait et dansait autour des feux de joie, les hommes arborant leurs plus belles peintures de cérémonies, les femmes faisant tinter leurs innombrables bijoux.

La tribu du Cheval Furieux s’était arrêtée dans sa migration d’été pour fêter un événement d’importance. Ce soir, leur chef donnait sa fille unique en mariage au meilleur guerrier de la tribu.

La plaine retentissait de cris et de rires et le fumet des viandes grillées s’élevait dans le ciel vers les étoiles froides.

Au cœur du camp se tenait le chef de la tribu, Tala’an. Il buvait depuis des heures, mais il était bien droit, drapé dans une lourde tunique tendue sur son ventre proéminent, les épaules couvertes d’une cape en peau de loup, un gobelet de cuivre tendu au bout du bras, et il levait son verre à son nouveau gendre.

-Robe’en est venu me voir tous les ans depuis qu’il lui pousse du poil au menton, dit-il.

Des rires s’élevèrent dans l’assistance.

-Tous les ans, il venait me demander ma fille en mariage.

Il désigna de la main la jeune mariée, cachée dans des voiles rouges et couvertes de colliers de perles qui tintaient au moindre de ses mouvements. On ne voyait que ses yeux, d’un vert saisissant, lourdement fardés de noir, que la jeune fille baissa aussitôt.

-Et tous les ans, je lui disais : « Reviens me voir quand tu seras un guerrier, petit. »

Des rires, à nouveau et de grandes tapes dans le dos du marié, qui souriait, gêné.

-Jusqu’à l’année dernière, reprit Tala’an. L’année dernière, Robe’en est venu me voir après la bataille contre les Aigles Rouges, et je savais qu’il était un guerrier.

Lors de cette bataille, Robe’en avait non seulement tué trois guerriers ennemis, mais aussi capturé leur chef, apportant à la tribu un grand prestige, et une rançon énorme. Des cris de joie s’élevèrent à ce souvenir.

Certains avaient dit alors que Tala’an aurait pu donner sa fille à Robe’en pour rien, il l’avait mérité, mais tous connaissaient l’appétit de Tala’an pour l’or. Et il n’avait que deux fils en dehors de sa fille, fils qui étaient déjà éclipsés par Robe’en.

-Alors, je lui ai dit, « Robe’en, ma fille est le trésor de mon cœur, pour que je te la donne, il me faudra un trésor plus grand encore : la tête du dragon Fargus. »

Il montra derrière lui la masse de la tête décapitée, aussi haute qu’un homme. Les yeux vitreux, la langue pendante, les crocs jaunâtres luisaient à la lumière du feu, les écailles vertes irisées semblaient encore vivantes. Les cris de joie furent encore plus vifs à ce spectacle.

-Robe’en est un guerrier, dit Tala’an. Le meilleur des guerriers de la tribu du Cheval Furieux !

Il but une grande rasade à son gobelet, et l’assemblée l’imita avec enthousiasme.

Robe’en se leva et les cris devinrent des rugissements. La beuverie durait depuis des heures. Bientôt le chaos allait s’abattre sur l’assemblée, mais pour l’instant, les hommes avaient encore l’alcool joyeux.

C’était un homme jeune, mais marqué par les batailles. Une grande cicatrice lui traversait le visage, déformant sa bouche en un rictus permanent, mais sa beauté était encore visible, et son regard doux attirait les femmes, même si lui n’avait d’yeux que pour Berini, la fille de Tala’an, depuis son plus jeune âge.

-Merci, père, dit-il cérémonieusement à Tala’an. Il est temps pour moi de me retirer avec mon épouse.

Les cris se firent hystériques et obscènes et Bérini se leva en tremblant. Elle s’efforça d’ignorer les commentaires gras qui s’élevaient alors qu’elle suivait son époux vers sa tente, les yeux fixés sur le sol.

Ils formaient un beau couple, tous deux grands, lui massif, elle élancée, tous deux vêtus de leurs atours de mariées, une robe rouge qui la couvrait des pieds à la tête pour Bérini et une tunique blanche brodée de vert pour Robe’en.

Le jeune homme écarta le pan de toile qui fermait sa tente, et aida sa jeune épouse à entrer. Bérini s’inclina pour passer et le pan de toile retomba derrière eux.

Robe’en la regarda alors qu’elle observait sa tente. Le sol était couvert de tapis épais. La couche débordait de peaux de bêtes épaisses. Trois lampes à huile bien fournies brûlaient sans produire trop de fumée. Quatre coffres de bois ciré étaient destinés à contenir ses affaires quand la tribu se déplaçait. Il avait de nombreux esclaves et du bétail en suffisance. Un sourire de fierté étira ses lèvres. Il était un bon parti pour Bérini.

Elle commença à détacher son voile. Ses cheveux bruns étaient plus courts qu’il ne l’aimait, mais ils repousseraient. Ses yeux verts étaient toujours aussi perçants. Son visage, qu’il n’avait plus vu depuis qu’ils étaient tous deux adultes, avait changé, mais restait familier. Il y voyait toujours l’enfant qu’il adorait.

Bérini ouvrit le coffre qui contenait ses affaires, et y posa le voile rouge qu’elle ne porterait plus. Elle retira ses colliers qui rejoignirent le voile.

-ça te plaît ? demanda Robe’en.

Bérini poursuivit son déshabillage sans le regarder et acquiesça sans mot dire.

-Ton père m’a dit que tu ne parlais plus beaucoup ces temps-ci, dit-il, hésitant.

Bérini haussa les épaules. Elle retira sa robe de mariée, la plia soigneusement, et la posa dans le coffre. Elle n’était plus vêtue que de sa tunique de dessous, de tissu si fin qu’il en était translucide.

Robe’en la dévorait des yeux.

Elle attendit, les mains jointes devant elle, tête baissée. Il posa les mains sur ses épaules, puis lui souleva le menton.

-N’es-tu pas heureuse, Bérini ? Nous pouvons enfin être ensemble ! Ce que nous avons toujours voulu !

Le visage de Bérini se tordit en un rictus de rage, qui disparut aussitôt. Ses yeux restèrent froids.

-Tu as peur, c’est normal pour une jeune mariée, dit Robe’en en souriant. Mais cela te passera bientôt et tu finiras par m’aimer. Tu verras.

Il l’embrassa. Bérini ne résista pas, mais ne lui rendit pas son baiser. Il recula.

-Tu pourrais tomber plus mal, tu sais, dit-il.

Il l’embrassa à nouveau. Elle esquissa une dérobade, mais il la retint.

-Tu m’appartiens de toute façon, dit-il. Autant te faire une raison.

Il l’allongea sur le lit et Bérini ne résista pas, ne s’écarta pas. Elle resta de marbre sous ses baisers et ses caresses et il eut beau s’échiner sur elle, elle ne réagit pas plus à ses efforts qu’à sa jouissance.

-Tu finiras par m’aimer, tu verras, dit-il encore, les yeux fixés dans ceux de Bérini, mais elle regardait à travers lui.

Cette dérobade à peine esquissée fut la seule réaction que Robe’en tira de Bérini. Il eut beau tout essayer, même les coups ne lui tiraient pas un gémissement. Elle restait distante, ne semblait pas le voir tant qu’il était en elle, et était le reste du temps, parfaitement obéissante et silencieuse.

 

Un jour, alors que Bérini revenait de la rivière où elle était allée laver du linge, elle fut enlevée par une troupe de cavaliers.

Elle cheminait, seule dans la forêt, chargée de son panier de linge humide. Les femmes allaient généralement faire leur lessive en groupe, mais Bérini, avec son silence obstiné, les avait fait fuir les unes après les autres, et elle avait fini par se retrouver seule. Cela ne la dérangeait pas. Elle préférait se morfondre dans son malheur.

Quand elle entendit le martèlement de sabots sur le sol, elle se serra sur le côté du sentier dessiné par le passage des femmes entre le camp et la rivière, sans se donner la peine de regarder qui arrivait à si vive allure.

Bérini se sentit soulevée du sol, lâcha son panier qui répandit le linge humide qu’il contenait sur le sol, et fut jetée en travers d’un cheval, le nez collé contre l’épaule couverte de fourrure blanche. Elle essaya de se redresser, mais un coup s’abattit sur ses épaules, pas assez fort pour lui faire mal, mais qui lui intimait clairement de se tenir tranquille. Elle obéit.

Elle voyait l’étrier aux lanières de cuir rouge et à la boucle de métal gris martelé, frappé d’une chouette posée sur une branche. La jambe du cavalier était vêtue d’un pantalon de cuir brun, le pied pris dans une botte noire cirée sans la moindre trace de terre. Elle pouvait voir des bouts de la selle, faite du même cuir rouge, ciré jusqu’à briller, et c’était tout. Elle n’osait pas bouger pour élargir son champ de vision.

Les hommes, car elle entendait d’autres chevaux, galopèrent en silence jusqu’au soir. Alors ils s’arrêtèrent pour la nuit.

Ils étaient trois, assez âgés, et sérieux : pas de cris, pas de boisson, pas de geste déplacé envers Bérini. Ils ne lui parlèrent même pas, l’installant aussi confortablement que possible en la laissant attachée. Ils étaient blonds et grands, plus élancés que les hommes de la tribu de Bérini. Et pourtant ils étaient forts, leur prise sur elle avait la dureté de l’acier. Elle n’avait aucune chance de leur échapper. Elle s’efforça de se détendre, les écouta discuter entre eux dans leur langue, et finit par s’endormir.

Pendant trois jours ils galopèrent. Leur prisonnière était si docile que les cavaliers finirent par la laisser s’installer à califourchon derrière l’un d’entre eux.

Enfin ils arrivèrent au pied d’une muraille de pierres blanches qui étincelait au soleil.

-Botra, dit l’un d’eux à Bérini en montrant la muraille.

La jeune femme ouvrit de grands yeux, sans comprendre. Puis ils passèrent une porte dans la muraille, et pénétrèrent dans la ville qui s’étendait derrière : Botra. Construite dans la même pierre blanche que les murailles, elle s’étendait si loin que Bérini n’en voyait pas le bout. Des gens, hommes et femmes, se pressaient par milliers dans les rues, vêtus de couleurs vives. Elle en resta bouche bée. Les femmes qui se promenaient tête nue, en tuniques courtes lui firent écarquiller les yeux.

Elle était muette d’étonnement et essayait de tout voir alors que les trois chevaux se frayaient un chemin dans la foule dense.

Ils s’enfoncèrent profondément dans la ville, jusqu’à une porte à deux battants. Ils entrèrent dans une cour pavée, cernée de bâtiments et mirent pied à terre. Les hommes entraînèrent une Bérini médusée dans un bâtiment à colonnes.

L’intérieur était frais et sombre. Les murs et le sol, couverts de mosaïques, et partout se dressaient des statues.

Ils arrivèrent à une grande salle où se trouvait une statue monumentale représentant une femme brandissant une lance et un bouclier. Aux pieds de la statue, un homme les attendait. Vieux mais encore vigoureux, il avait un sourire doux. Bérini le reconnut aussitôt.

Il était venu au campement quelques mois plus tôt pour acheter de la terre. Les membres de la tribu l’avaient pris pour un fou, et lui avaient donné la terre pour rien, en le pressant de partir au cas où sa folie serait contagieuse.

-Je vois que tu te souviens de moi, dit-il dans la langue de Bérini. Je m’appelle Géradel.

Il dit quelques mots aux cavaliers, qui s’inclinèrent et s’éloignèrent.

-Les soldats t’ont bien traitée ?

Bérini acquiesça. Elle attendait.

-Tu dois te demander pourquoi je t’ai fait amener ici.

Elle garda le silence.

-Je fabrique des statues comme celle-là, dit-il en désignant le colosse qui les dominait. Depuis que je t’ai vue dans ton campement, ton image est dans ma tête. Je veux te prendre pour modèle.

Bérini ne dit rien. Elle l’interrogea du regard.

-Je ne l’ai pas fait exprès, expliqua-t-il. Je t’ai vue te baigner dans la rivière. Tu étais habillée, je te rassure, mais tu avais enlevé ton voile…

Il se tut et parut se perdre dans ses pensées. Il battit des paupières et revint à lui.

-Eh bien ? Qu’en dis-tu ? Es-tu d’accord ?

Son regard avide dévisageait Bérini, parcourant son visage à la recherche d’une réponse. Elle déglutit et se redressa, furieuse.

-Ai-je le choix ?

Sa voix était rauque d’avoir si peu servi. Son visage était tendu, figé.

Géradel parut déconcerté, puis il éclata de rire.

-Oui, bien sûr, c’est une question valable étant donné les circonstances.

Il se lissa la barbe et observa longuement Bérini. La jeune fille lui rendit son regard. Elle ne montrait pas la moindre crainte.

-J’imagine que non, si on y réfléchit bien, dit-il. Tu es en mon pouvoir.

Il sourit, comme si cette idée lui venait à l’instant à l’esprit.

-Veux-tu que je te fasse ramener chez toi ?

Bérini repensa au campement. Robe’en, les corvées interminables, le froid, la faim, la boue…

-Non, dit-elle.

Le sourire de Géradel s’élargit. Il s’avança vers elle et la prit par le bras.

-Bien, dit-il, très bien. Je vais te montrer ta chambre.

 

Pour la première fois de sa vie, Bérini dormait seule. Elle avait d’abord dormi avec toute sa famille dans la tente de ses parents, puis avec ses cousines, quand elle était devenue une femme, puis avec Robe’en après son mariage.

Elle dormait seule, dans une pièce fermée. Elle avait ses propres toilettes. Elle était libre d’aller et venir comme bon lui semblait. Elle pouvait manger à sa faim, quand elle voulait.

La maisonnée de Géradel était vaste, et Bérini observait tout ce monde, perplexe. Les servantes lui montrèrent la salle de bains, et lui apprirent des rudiments de la langue. Bérini passait beaucoup de temps dans les cuisines, pour apprendre.

Et quand sa journée de pose était terminée, elle pouvait regagner sa chambre, et rester seule.

Elle avait été terrifiée par les séances de pose au début. Géradel lui avait demandé de se déshabiller. Elle avait obéi, tremblante, certaine qu’il allait se jeter sur elle, mais il s’était contenté de lui indiquer quelle position prendre.

Il avait un bloc d’argile devant lui, et il sculptait Bérini, encore et encore, jour après jour, sous tous les angles. Il connaissait son corps dans le moindre détail, mais ne s’intéressait pas le moins du monde à Bérini elle-même.

Les séances de pose étaient épuisantes, et passionnantes pour elle. Et elle se mit bientôt à aimer ce regard qui la regardait, non comme une chose à posséder, mais comme un objet à admirer. Géradel la trouvait belle, était obsédé par elle, mais sans que cela prenne jamais le parfum de la concupiscence. Il admirait son corps et ce que son corps dégageait. Et ainsi Bérini découvrait qu’elle était belle.

Souvent une fois les séances finies, elle restait dans l’atelier pour regarder les sculptures ou observer Géradel qui travaillait. Elle l’irritait, si bien qu’il finit par lui donner de la terre et un modèle à copier.

Elle travailla longuement, essayant de reproduire le chien couché qui était devant elle.

-C’est très bien, dit Géradel.

Elle sursauta. Il avait surgi près d’elle en silence. Elle s’étira. Son dos lui faisait mal.

-Je crois que tu peux faire bien plus que poser, dit le vieux sculpteur avec un sourire.

-Vous croyez, maître ?

Mais Bérini souriait. Elle savait que c’était vrai.

 

Une grande fête fut organisée pour le retour du général Cathon. Il avait fait prisonnier le chef des barbares qui avaient tenté de prendre la ville. Ils avaient assiégé la ville par centaines de milliers, armés de lances et de haches. Bien entendu ils n’avaient pas une chance face aux soldats entraînés de Botra et surtout face à leur équipement redoutable. Les barbares étaient tombés comme des mouches sous les boulets de canon. La charge de la cavalerie avait dispersé les rescapés, et pris des prisonniers, et parmi eux, leur chef.

Cathon chevauchait son fier destrier blanc, et derrière lui venait la charrette sur laquelle se tenait le chef des barbares, couvert de chaînes. Ils traversèrent toute la ville en procession, suivis par les légions de Cathon, jusqu’au conseil des anciens.

Les anciens attendaient, installés dans la salle des débats de l’assemblée.

Le doyen, Pardol, se leva. Ses cheveux étaient entièrement blancs. Sa tunique bleue tombait jusqu’au sol. Il s’appuyait lourdement sur un bâton de bois clair.

-Pourquoi attaquer Botra, barbare ? demanda-t-il. Nous n’avons jamais été en guerre contre vous. Et vous ne pouviez espérer l’emporter.

Le barbare cracha par terre et se redressa autant que ses chaînes le lui permettaient.

-Non, vous ne faites pas la guerre, mais vous enlevez des femmes sans défense !

-Je ne comprends pas, dit Pardol en interrogeant ses collègues du regard. Les autres anciens semblaient aussi perplexes que lui.

-Ma femme a été enlevée par des hommes de Botra, dit le barbare. Il y a trois ans de cela.

Les anciens secouèrent la tête.

-Et vous déclenchez une guerre pour cela ? dit l’un d’eux. Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous présenter votre plainte ? Nous aurions réglé cette affaire simplement. Mais non, barbare que vous êtes, vous attaquez sans réfléchir et à présent il est trop tard.

-J’ai bien peur d’être responsable, dit Géradel, en se levant. Votre femme est Bérini, n’est-ce pas ?

Robe’en s’éclaira et se détendit visiblement.

-Oui ! Elle est vivante ? Elle va bien ?

-Oui, bien entendu. Elle…

-Attendez, intervint Pardol. La Bérini ? Votre apprentie qui a sculpté ces merveilleuses colonnes pour le théâtre de Veruloy ?

-Et les chevaux de la place Tarienne, dit un autre.

-Je le crains, oui, dit Géradel.

Il baissa la tête, confus. Les anciens s’assombrirent et chuchotèrent entre eux.

-Faites la venir, dit le Pardol.

 

Robe’en regarda Bérini s’approcher. Elle avait coupé ses cheveux et elle portait la tenue indécente des femmes de cette ville. Elle le regarda un instant, d’un regard impudent, puis se tourna vers les anciens.

-Me voici, dit-elle simplement.

-Cet homme est-il votre époux ?

Elle regarda Robe’en. Il était plus petit et plus jeune que dans son souvenir. Pardol lui avait parlé dans la langue des barbares. Elle répondit de même.

-Oui, dit-elle.

-Tu as été enlevée par les hommes de Géradel ?

-Oui.

-C’est ma femme ! rugit Robe’en.

Bérini fronça les sourcils et lui lança un regard irrité. Il se tut, déconcerté.

-Souhaites-tu retourner auprès de ton époux ? demanda Pardol d’une voix douce.

Bérini leva la tête. Le doyen la dominait, perché sur les marches de la salle, mais elle ne semblait pas intimidée.

-Non, dit-elle, sans même un regard pour Robe’en.

-Bérini ! cria-t-il. Ma bien-aimée !

Elle ne se retourna même pas. Pardol lui lança un regard apitoyé, mais s’adressa à Bérini.

-Dans ce cas, il faudra le dédommager, dit-il.

-J’ai de l’argent, dit-elle.

-Je participerai à hauteur de moitié, dit Géradel.

Il s’avança aux côtés de Bérini et posa une main sur son épaule.

-C’est le moins que je puisse faire, dit-il avec un sourire.

-Merci, maître, dit Bérini en inclinant la tête.

-Je refuse ! hurla Robe’en. C’est ma femme !

Les conseillers parurent perplexes. L’homme était furieux, ses veines gonflées prêtes à éclater.

-Mais… elle ne veut pas être mariée avec vous, dit Pardol.

L’incompréhension totale qu’afficha Robe’en fit rire Bérini. Pardol lui lança un regard sévère, mais il ne comprenait pas la colère du barbare.

-Elle n’a pas son mot à dire ! Son père l’a donnée à moi ! Elle est à moi !

Pardol parut scandalisé.

-Vous voulez dire que vous l’avez épousée sans son consentement ?

Les conseillers passaient de l’incompréhension à la colère. Bérini intervint.

-Telle est la coutume chez les barbares. Les femmes sont achetées à leur père par leur mari. Elles n’ont pas voix au chapitre.

Les conseillers secouèrent la tête.

-Barbares, murmura Pardol.

-Bérini ! supplia Robe’en. Je t’aime, je t’en prie, reviens avec moi !

-Non, dit Bérini.

-Mais, nous sommes mariés. Je t’aime ! Je t’ai cherchée partout ! J’ai même levé une armée pour te sauver !

Bérini secoua la tête.

-Et tu as tué un dragon pour me gagner en mariage, dit-elle. Et jamais tu n’as pensé à me demander si c’était ce que je voulais.

Robe’en resta bouche bée.

-Je ne suis pas à toi. Je n’ai jamais été à toi, et je ne le serai jamais. Je suis libre aujourd’hui. Je n’appartiens qu’à moi-même.

-Non ! Tu es à moi !

Bérini secoua à nouveau la tête.

-Prends ton argent et va-t’en, Robe’en.

Le barbare poussa un cri de rage et tenta de se jeter sur elle. Les lourdes chaînes le firent basculer au sol. Il se mit à ruer jusqu’à frapper Bérini, qui recula, le souffle coupé.

Sur un signe de Pardol, les soldats accoururent, sortirent leurs lances et les enfoncèrent dans les jambes de Robe’en.

Il se mit à hurler et à s’agiter en tous sens, les insultant et les menaçant des pires tourments.

Bérini saisit une lance et en posa la pointe sur la poitrine de son époux.

-Souviens-toi que je t’ai donné une chance de repartir, Robe’en.

Son regard froid plongea dans celui de son époux. Il n’y avait pas la moindre émotion dans ces yeux, pas de tendresse, encore moins d’amour. Juste de l’impatience.

Elle pesa sur la lance qui s’enfonça entre les côtes du barbare, jusqu’à son cœur, et enfin, il cessa de s’agiter.

Bérini se redressa et fit face aux conseillers, libre citoyenne ayant commis un crime.

 


Le Mutant

Enfin, un nouveau texte, les vacances sont finies!

Le soleil se couchait sur la mer, lui donnant une couleur violacée. La baie résonnait des cris des oiseaux qui planaient dans les courants aériens, comme des cerfs-volants qui, de loin en loin, s’animaient un instant.

Deux hommes étaient assis sur le sable bleu. Plus tôt dans l’après-midi ils avaient plané parmi les oiseaux, vêtus de combinaisons de vol qui leur permettaient de les imiter, mais à présent, ils s’étaient débarrassés de leurs tenues et se reposaient, nus dans les rayons du soleil couchant.

Ivon contemplait la mer, qui scintillait de mille éclats, il s’en gorgeait. Léda était une planète dédiée aux loisirs depuis des millénaires, et pourtant, on sentait à peine l’influence de l’homme ici. On pouvait croire qu’on était en pleine nature. Il soupira. On pouvait y croire, mais ce n’était pas réel. Le climat était contrôlé pour être toujours idéal, les paysages avaient été réorganisés pour être magnifiques, apaisants ou spectaculaires, selon les régions. Léda était un parc.

-C’est bien, dit-il pourtant.

Ses cheveux bruns étaient raidis par le sel. Ils s’étaient baignés un peu plus tôt, et s’étaient laissés sécher au soleil. Le visage ouvert d’Ivon semblait jeune, mais rien chez lui ne donnait une impression de jeunesse. Il avait trop d’assurance, ou peut-être était-ce qu’il se déplaçait avec trop de prudence.

-Si ça te plaît, répondit froidement son compagnon.

Il lui ressemblait beaucoup, les mêmes cheveux bruns aux reflets fauves, la même silhouette élancée et athlétique, mais il paraissait plus jeune encore.

-S’il te plaît, Gabriel, dit Ivon, ne sois pas en colère contre moi. Ne peux-tu accepter ma décision ?

Gabriel fixait la mer, tendu, et refusait de le regarder.

-Non, dit-il, je ne peux pas l’accepter. Je refuse de l’accepter ! Je ne comprends pas comment tu peux… C’est révoltant !

Sa voix avait enflé à chaque phrase et ses dernières paroles étaient un rugissement qui fit s’égailler les oiseaux qui n’étaient pas des mouettes, se corrigea Ivon. Ces souvenirs de la Terre, si lointains, étaient ce qu’il avait de plus présent à l’esprit ces derniers temps. Il vivait dans le passé, songeait-il tristement. Le monde qui l’entourait lui restait étranger. Et pire, il n’avait plus aucun désir d’y trouver sa place.

Il posa la main sur l’épaule de Gabriel. La chair était toujours aussi élastique, la peau toujours aussi douce. Il se rappela qu’ils n’avaient jamais été amants, au cours de leur longue amitié. Ils étaient tous les deux d’une autre époque, où les relations amicales avaient des limites précises. Les mouettes, qui n’étaient pas des mouettes revinrent l’une après l’autre se poser sur les rochers.

-Je sais que je vais te manquer, dit Ivon d’une voix douce.

Toute colère sembla quitter Gabriel. Il baissa la tête et enfouit ses mains dans le sable, faisant glisser les grains entre ses doigts.

-Tu es mon plus vieil ami, dit-il. Je ne veux pas te perdre.

-Je sais, dit Ivon avec un sourire.

-Je ne veux pas me retrouver seul, murmura Gabriel.

-Tu peux venir avec moi, dit Ivon sans conviction.

Il secoua la tête avec dégoût. Jamais Gabriel ne choisirait le long sommeil. Il en était incapable.

-Depuis combien de temps sommes-nous amis, Gabriel ? demanda Ivon.

Son ami haussa les épaules. Qui se souciait de cela ? Tous deux avaient cessé de compter depuis longtemps.

-Bon, je ne m’en rappelle pas non plus, admit Ivon, mais cela fait bien des milliers d’années.

-Et ?

Leurs regards se croisèrent. Ivon réalisa alors que ce séjour sur Léda n’était pas pour lui, mais pour Gabriel, pour l’aider à accepter le départ de son plus cher ami.

-Et je suis fatigué, dit-il avec une grande douceur. Je suis fatigué de vivre, comme nous finissons tous par l’être, un jour ou l’autre.

Il ne dit pas ce qu’ils savaient tous les deux. Gabriel n’était pas touché par la lassitude. Il ne le serait jamais. Tel était le gouffre qui les séparait désormais.

-J’ai repoussé la lassitude aussi longtemps que j’ai pu, reprit Ivon. Pour toi.

Gabriel eut un mouvement de colère.

-Je ne veux pas de ta pitié, Ivon !

-Ce n’est pas de la pitié.

-Ah oui ? Et c’est quoi, alors ?

-De l’affection, dit doucement son ami.

-Je sais, soupira Gabriel. Tu as toujours été un très bon ami.

Ivon sourit.

-Tu te feras d’autres amis, Gabriel, dit-il. Ce n’est pas comme si j’étais le dernier humain.

Gabriel lui lança un regard blessé à cette énormité. Bien sûr qu’il y avait d’autres humains, mais ils étaient les deux derniers humains naturels. Une fois Ivon plongé dans le long sommeil, Gabriel resterait seul.

Les humains avaient réussi à devenir immortels, si longtemps auparavant, mais ils n’étaient pas faits pour vivre indéfiniment. Tous, à plus ou moins long terme, étaient gagnés par la lassitude. Leurs esprits devenaient lourds et pesants, lestés par le poids d’années qui passaient sans laisser de trace sur leurs corps.

Les humains suivants avaient été modifiés pour être adaptés à l’immortalité. Ils n’étaient pas sujets à la lassitude. Mais ils n’étaient pas tout à fait humains. Ils étaient comme d’éternels enfants par certains aspects.

-Tu as vu, disait Gabriel avec mépris, pas un seul créateur dans le lot ! Pas d’artistes, pas d’inventeurs. Ils n’ont rien créé. Sans les machines, ils vivraient dans des grottes !

Gabriel avait des opinions arrêtées, mais les deux branches de l’humanité ne se mélangeaient pas.

L’un après l’autre, tous les humains naturels avaient choisi le long sommeil. Ils ne pouvaient mourir, cette simple idée était un sacrilège pour eux, mais ils pouvaient être plongés dans un sommeil si profond qu’il ressemblait à la mort.

Ivon et Gabriel étaient seuls depuis des centaines d’années. Et aujourd’hui c’était le tour d’Ivon de partir. Tous deux savaient que l’alcôve de Gabriel, loin sous la surface de la Terre, resterait vide. Il ne souhaitait pas le néant sans rêves du long sommeil. Il ne l’avait jamais souhaité, et ne le souhaiterait jamais.

Il resterait seul.

Sa spécificité restait un mystère. Il avait été étudié sous toutes les coutures par un nombre impressionnant de chercheurs, mais sans résultat. S’il était un mutant, ce n’était pas une mutation physique.

Autrefois, Marie disait en riant que c’était l’obstination de Gabriel qui l’empêchait de céder à la lassitude. A l’époque où elle riait encore, avant d’être victime de la lassitude à son tour, en dépit de son amour pour Gabriel et de l’amour qu’il lui portait, elle avait plongé dans le sommeil.

Ivon observa son ami. Depuis toujours, la même révolte, la même incompréhension, la même rage. Et aujourd’hui, malgré tout, l’échéance était arrivée à son terme.

-Je suis désolé que tu ne sois pas comme nous, dit-il.

Gabriel le dévisagea, blanc de rage.

-Comme vous ?

Le mépris faisait trembler sa voix.

-C’est moi qui suis désolé que vous ne soyez pas comme moi !

Ivon éclata de rire et Gabriel finit par sourire. Ils savaient bien tous les deux qu’il n’avait jamais eu la moindre envie de se conformer à quoi que ce soit.

Gabriel regarda vers la mer un long moment puis se tourna vers son ami.

-La nuit va bientôt tomber, dit-il.

Il se leva. Ivon l’imita.

-Je suis prêt, dit Gabriel.

-Allons-y.

La navette se posa près d’eux. Ils montèrent à bord, et commencèrent le long voyage vers la Terre et ses cryptes pleines de dormeurs, veillés par des machines diligentes et infiniment patientes, et un seul gardien, qui visitait de temps en temps.


Vacances

Pas de publication cette semaine, pour cause de vacances.

A la semaine prochaine.


Thénaris

Encore de la Fantasy cette semaine.

 

Thibald le voleur allait mourir dans quelques minutes. La corde qui allait le pendre attirait son regard comme un bijou précieux. Il déglutit et chercha fébrilement une issue du regard, en vain. Ses mains étaient solidement attachées dans son dos et deux gardes massifs l’encadraient. Et même s’il parvenait, par il ne savait quel moyen, à leur échapper, il n’y avait nulle part où aller. Le gibet des voleurs se dressait au milieu d’une plaine désolée que leur chariot avait mis deux heures à atteindre.

Il essaya de faire jouer ses liens, pour la forme, plutôt que par réelle possibilité, mais ils avaient été noués par un expert : trop serrés pour qu’il puisse s’en débarrasser, mais pas assez pour lui couper la circulation dans les mains. Très professionnel.

Son regard revint au gibet. Il n’était pas surpris du tour qu’avaient pris les événements. Il était un voleur, il savait depuis le début que son chemin prendrait fin au pied d’un échafaud. Il avait beau exposer ses projets pendant ses soirées de beuverie dans les tavernes, il n’y croyait pas. Il irait s’installer au bord de la mer et vivrait dans une cabane de pêcheur. Non, il irait plutôt s’acheter un palais en Phénadie pour y loger toutes les esclaves, formées pour le harem, qu’il achèterait là-bas. Tout cela n’était qu’élucubrations avinées qui reposaient sur sa fortune à venir.

Seulement la fortune ne venait jamais. L’argent lui brûlait les doigts et, immanquablement, au bout de quelques jours, il était sans le sou, et il devait chercher un nouveau coup.

Tout de même, il ne pensait pas que la fin viendrait si vite. Il était jeune encore et s’il n’avait pas été donné…

Son regard se promenait autour de lui. Le gibet des voleurs dressait vers le ciel éclatant son bois sombre qui tranchait sur la poussière blanche de cette plaine désolée. Juste derrière s’étendait le cimetière des sans-noms, où sa dépouille serait jetée, après.

C’était une vision plus déprimante encore que le gibet. Des rangées et des rangées de tombes collectives, sans plaques, sans monuments, sans pierres, à perte de vue. Le cimetière aux fleurs, qui se trouvait à l’intérieur de Galan était un lieu de promenade plaisant avec ses allées herbeuses et ombragées qui serpentaient entre les monuments funéraires bâtis par les riches citoyens de Galan. Mais c’était un lieu que les pauvres ne pouvaient visiter que de leur vivant. A leur mort, ils venaient ici, où il était interdit de marquer les tombes.

La corde et une tombe anonyme, voilà comment sa vie se terminait, là où elle s’était toujours terminée, depuis le jour où il s’était engagé sur cette voie.

Les chevaux du chariot s’ébrouèrent au loin. Le cocher les calma. Il s’était arrêté à bonne distance de la potence, et leur tournait le dos. Il avait même lancé des regards désolés à Thibald, quand leurs regards s’étaient croisés.

Les chevaux aussi devaient en avoir assez d’attendre, songea Thibald. Tout le monde en avait marre, sauf lui. C’étaient ses derniers instants, et ils seraient toujours trop courts. Pour lui. Pour les autres, la loi imposait d’attendre que le soleil illumine le sommet de la potence, alors ils attendaient. Ce ne serait plus très long à présent. Le soleil était levé depuis plus d’une heure et poursuivait sa course inexorable dans le ciel.

A droite de Thibald et ses deux gardes, à l’écart, isolé dans son arrogance, le Juge attendait lui aussi. En tant que magistrat qui avait prononcé la sentence, il était tenu d’assister à l’exécution. Alors, drapé dans sa tunique de drap rouge, il toisait l’assistance le nez en l’air, comme s’il avait senti une mauvaise odeur. Ce qui était possible, songea Thibald en retenant un ricanement. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de se laver.

Et au pied de l’échafaud, plus isolé encore, le bourreau patientait lui aussi, drapé dans une cape noire, le visage dissimulé sous une cagoule noire. Il avait fait le trajet avec eux dans le chariot, sans prononcer le moindre mot et sans jamais retirer sa cagoule.

Depuis leur arrivée, il avait longuement vérifié l’état de la potence, installé la nouvelle corde qu’il avait amenée avec lui et vérifié encore le mécanisme de la trappe, mais il avait achevé ses préparatifs depuis longtemps et il attendait à présent comme les autres que le moment fatidique arrive, figé dans une immobilité de statue sous le soleil qui cuisait lentement la plaine de poussière.

Car la journée s’annonçait magnifique, se dit Thibald. Ensoleillée et chaude, une vraie belle journée d’été comme il y en avait eu peu cette année. Il ne serait plus là pour en profiter. Combien de journées avait-il gaspillées, au temps où il ignorait qu’il en aurait si peu ? Et que n’aurait-il donné à présent pour une journée de plus ? Ou même pour une heure ?

Un premier rayon de soleil frappa le sommet de la potence. Thibald regardait, écrasé de désespoir. Il sentit ses yeux se remplir de larmes, et quelques unes coulèrent sur ses joues. Il s’en moquait.

-Il est temps, dit le Juge.

Sa voix froide débordait d’ennui. Il ne faisait rien pour le dissimuler, peut-être même en faisait-il étalage avec ostentation. Malgré son désespoir, Thibald brûla de haine pour cet homme riche et puissant qui méprisait celui dont il prenait la vie, comme il méprisait tous ceux dont il avait pris la vie au cours de sa carrière.

Les gardes tirèrent Thibald derrière. Alors seulement le voleur s’aperçut qu’ils avaient commencé à avancer vers le bourreau. Il se sentit flancher. Ses jambes se mirent à trembler et refusèrent de lui obéir. Il était incapable d’avancer vers sa mort. Il était trop tôt. Il était trop jeune pour mourir. Pas déjà !

Il vit du coin de l’œil le sourire entendu du Juge, et referma les lèvres sur le gémissement et les supplications qui montaient dans sa gorge.

Cette ordure attendait que Thibald le supplie, qu’il vende ses complices, ses amis, ses parents, n’importe qui, qu’il avoue n’importe quoi pour une grâce ou simple sursis.

Le voleur serra les dents et redressa les épaules. Ses jambes flageolaient toujours, son ventre était plus noué encore, mais il préférait crever plutôt que de donner raison au Juge. Il sourit à cette pensée. Il allait effectivement crever, en fait. Et son dernier plaisir en ce monde serait de priver le Juge du spectacle de sa déchéance, qu’il attendait avec impatience. Car il voyait dans les yeux du Juge une faim, un appétit répugnant. Il aimait voir ceux qui étaient en son pouvoir se tordre sous sa botte.

-Thibald, fils de Jérem, dit le Juge, quand le voleur fut amené devant le bourreau. Vous avez été jugé coupable de vol sur une propriété royale. La sentence est la pendaison, jusqu’à ce que mort s’en suive.

Le Juge baissa les yeux vers Thibald, comme s’il attendait une confirmation. Le voleur acquiesça avec un rictus qui se voulait un sourire. Un sourire qui lui coûta, mais puisqu’il allait mourir, autant que ce soit en emmerdant cet enfoiré de Juge.

Et puis, il était fier de son coup. Oui, il avait cambriolé la résidence du prince Loviston, le propre frère du roi, avec ses complices. C’était un coup fumant. Le palais était très bien gardé, mais ils avaient réussi à entrer, prendre ce qu’ils étaient venus chercher et repartir sans être vus.

Mais Thibald avait été dénoncé. Lui seul. Par qui ? La question le torturait depuis son arrestation. Qui l’avait vendu ? Il n’avait pas trop d’ennemis dans le milieu, et ils étaient plutôt du genre à essayer de lui trouer la peau. Il soupçonnait son commanditaire, bien sûr, mais comment savoir ? Et quelle importance, après tout ? Il était au pied de l’échafaud, il allait mourir et ça s’arrêtait là.

Il n’avait rien dit. Il n’avait donné le nom d’aucun de ses complices, ni celui de son commanditaire, malgré la torture. Pendant des semaines, sans relâche, ils l’avaient interrogé, avaient essayé de le faire parler, par tous les moyens, mais il avait gardé le silence. Il avait l’habitude de la douleur.

C’était ce qui lui valait la corde, d’ailleurs. Le Juge ignorait toujours tout de cette affaire. Car, comme avait fini par le comprendre Thibald, le prince n’avait pas signalé le cambriolage. C’était une délation anonyme qui avait alerté la garde. Le prince n’avait admis les faits qu’après coup, et il avait refusé de répondre aux questions concernant ce qui lui avait été dérobé. Et s’il y avait quelque chose que le Juge ne supportait pas, c’était d’être un pion dans le jeu de quelqu’un d’autre. Il avait la faveur du roi, ce qui lui donnait une certaine marge de manœuvre, mais elle avait ses limites. Le souverain avait fait clairement comprendre au juge qu’il devait laisser son frère tranquille. Le magistrat n’avait pas eu d’autre choix que d’obéir, mais pour marquer son indépendance, ou par mauvaise humeur, il avait décidé de repousser les appels à la clémence du prince, et condamné Thibald à mort.

Le Juge pouvait se montrer mesquin.

Thibald regretta de ne pas appartenir à une profession plus honorable. Non, pas qu’il regrette sa vie de voleur, non, mais il regrettait qu’il n’y ait personne pour le venger. Sa famille avait disparu depuis longtemps, il n’avait pas vraiment d’amis et ses complices devaient être déjà loin.

Il aurait trouvé un certain réconfort à l’idée que le Juge meure à cause de lui, Thibald le voleur, le moins que rien, et encore plus si c’était dans d’atroces souffrances. Savoir que la vie du Juge continuerait comme avant le rendait fou.

Car il avait appris à le haïr au cours de ces semaines de tortures dans les salles spéciales des sous-sols du palais de justice. Rien que le nom était à mourir de rire. Il haïssait son air de bien-pensance, ses doigts joints devant son menton, sa voix raisonnable, compatissante, et tellement, tellement condescendante.

-Vous avez refusé l’assistance d’un prêtre pour vos derniers instants en ce monde, reprit le Juge.

Thibald se retint de rire. Un prêtre ! Qu’est-ce qu’il aurait fait d’un prêtre ? Ces hypocrites dégénérés, malhonnêtes et pires voleurs que lui ! Au moins lui, il ne prétendait pas dépouiller les gens pour leur bien. S’il l’avait pu, il aurait pendu le Juge avec les entrailles du grand prêtre. Ou l’inverse, il n’avait pas encore décidé.

-Bourreau, dit le Juge, fais ton office.

Il accompagna ces paroles d’un geste mélodramatique du bras. Thibald ricana. Ce type se prenait vraiment au sérieux. Le Juge afficha un air de commisération qui redoubla les ricanements du voleur.

Mais l’homme vêtu de noir approchait, et cela lui fit passer l’envie de rire. Il prit Thibald par le bras, le tira brutalement en arrière, puis le poussa en avant. Le voleur perdit l’équilibre et s’écrasa dans la poussière. Il leva les yeux, stupéfait, et vit le bourreau tirer une épée et, dans un mouvement tournant d’une rapidité effarante, décapiter les deux gardes.

Les deux corps et les deux têtes tombèrent au sol avec un cliquetis métallique, à cause de la quincaillerie qu’ils transportaient, et qui ne leur servirait plus maintenant, songea Thibald.

Il laissa échapper un rire nerveux, mais nul ne lui prêta attention.

Le bourreau avait pointé son épée vers le Juge quin’avait pas encore compris ce qu’il venait de voir. Il était bouche bée, figé par la stupeur. Quand, enfin, il voulut fuir, le bourreau, d’un mouvement nonchalant, lui faucha les jambes et le Juge s’affala, empêtré dans sa robe de drap rouge.

Il poussa un cri étranglé et commença à se débattre pour essayer de se dégager du lourd tissu qui gênait ses mouvements, mais cessa de bouger quand l’épée du bourreau se posa sur sa gorge.

Thibald regardait, hypnotisé. C’était une épée bâtarde forgée dans de l’acier mérinien, qui luisait de son éclat violet unique, dans la lumière vive. C’était une arme rare dans la région difficile à manier et très coûteuse. Les Mériniens eux-mêmes utilisaient plutôt des épées longues, comme les barbares qu’ils étaient, et dans les terres plus civilisées du sud, comme Galan, les glaives courts étaient la norme.

Mais le bourreau tenait son épée d’une main sûre. Il savait visiblement s’en servir, et avait l’habitude de faire couler le sang.

-Tu es le Juge Calixte, dit-il d’une voix étouffée par sa cagoule.

Le Juge acquiesça, même si ce n’était pas une question.

-Il est temps de payer ce que tu dois, poursuivit le bourreau.

-Mais qui êtes-vous ? cria le Juge d’une voix aigüe.

Curieux comme la peur nous saisit tous à l’approche de la mort, songea Thibald. Il souriait. Il allait pouvoir être vengé finalement. Il s’agita et se tortilla jusqu’à réussir à sortir le poignard d’un garde de son étui. Il parvint à la prendre dans sa main, et commença à couper ses liens. L’angle n’était pas bon, le poignard était émoussé et la corde épaisse. Et puis, il n’osait pas se redresser. Aucune envie d’attirer l’attention, ni de l’un, ni de l’autre, donc il restait couché sur le flanc dans la poussière à scier ses liens le plus discrètement possible.

-Vous n’êtes pas le bourreau, reprit le Juge. Qui êtes-vous ?

Thibald devait admettre, à contrecœur, que le Juge avait du courage.

D’un geste lent de la main gauche, l’homme qui n’était pas le bourreau tira sur sa cagoule et révéla son visage. Il avait le crâne rasé. Une vilaine cicatrice lui barrait la joue droite. Des yeux sombres, des sourcils arqués, des traits fins… Alors seulement Thibald comprit ce qu’il voyait.

-Une femme, souffla-t-il dans un hoquet de surprise.

Il la regarda d’un œil neuf. Un visage dur, aux traits accusés, les sourcils épais, le nez fort, la mâchoire carrée. Elle n’était pas féminine du tout, songea-t-il avec dédain.

-Toi, dit le Juge.

Tout son courage le quitta. Il se dégonfla comme une baudruche.

-Tu devrais être morte, murmura-t-il.

La femme eut un rictus qui découvrit ses dents.

-J’ai survécu. Et je suis venue chercher mon dû.

Sa voix était rauque, grave pour une voix de femme, et sèche.

Le Juge cilla.

-Ton dû ? répéta-t-il.

La femme fronça les sourcils. Elle perdait patience.

-L’argent que tu me dois.

Le Juge hésitait, puis il ouvrit la bouche pour parler. L’épée pesa un peu plus lourd sur sa gorge et il garda le silence.

-Et ma vengeance aussi.

Le Juge se décomposa.

-Bien entendu, termina la femme avec, à nouveau, ce rictus.

Thibald gloussa. Ni la femme, ni le Juge ne lui accordèrent la moindre attention.

-Après tout ce temps ? demanda le Juge d’une voix faible.

Le rictus s’effaça. Le visage balafré devint impassible, fermé.

Elle paraissait réfléchir.

-Où est Thormel ? demanda-t-elle.

Le Juge sourit, un sourire de triomphe.

-Tu ne pourras jamais l’approcher, dit-il.

La lame pesa un peu plus.

-Où ?

-A Sansara, dit-il. Il sert l’empereur à présent. Il est son conseiller privé.

La femme réfléchit.

-Je vois, dit-elle.

-Je ne crois pas, non, cracha le Juge. Tu n’es qu’une barbare, Thénaris, tu ne comprends pas. Tu ne pourras jamais même approcher du palais de l’empereur. Et le palais est aussi grand que Galan toute entière…

Thibald n’écoutait plus. Thénaris ! Cette femme était Thénaris ? La barbare venue des steppes qui avait écumé les marches de l’empire dix ans plus tôt, capable de chevaucher dix jours sans s’arrêter et de combattre dix jours de plus ? La guerrière qui avait abattu le grand sorcier de Wurl et remis sur le trône l’héritier légitime d’Olidia ? La barbare qui avait incendié les cryptes du Dieu Centaure et piétiné les fleurs sacrées de Samaranth ? Cette Thénaris ?

Il l’observa. Ce n’était qu’une femme. Elle était grande, certes, et semblait assez forte pour le casser en deux si l’envie lui en prenait, mais tout de même. Une simple femme.

-Je ne sais pas ce que tu veux à Thormel, Thénaris, mais tu ne l’auras jamais !

-On verra bien, dit-elle.

Elle lui ouvrit le ventre d’un moulinet de son épée. Le rictus à nouveau.

-Tu vas mettre longtemps à mourir. Et ça sera douloureux.

-Salope, grogna le Juge.

-A ton service, Calixte.

Thénaris retira la cape noire du bourreau. Elle était vêtue de pantalons de cuir brun et d’une tunique sans manche, de cuir brun aussi. Ses poignets étaient ceints d’épais bracelets de métal gris. Ses pieds étaient chaussés de lourdes bottes noires.

Thibald massait ses poignets enfin libérés tout en l’observant. Elle n’avait décidément rien de féminin cette Thénaris.

Elle essuya son épée sur la cape du bourreau, la remit dans le fourreau qui pendait dans son dos, et s’éloigna. Les gargouillis et gémissements du Juge ne paraissaient pas l’émouvoir.

-Hé ! cria Thibald. Attends !

Elle lui jeta un regard par dessus don épaule, sans s’arrêter. Le voleur bondit sur ses pieds et courut derrière elle.

-Attends !

Elle se retourna et lui fit face. Elle était plus grande que lui en fait, réalisa Thibald. Et, de si près, elle dégageait quelque chose de tout à fait unique.

-Je voulais te remercier. Grâce à toi, j’ai la vie sauve.

Elle haussa les épaules et reprit sa route.

Thibald la suivit.

-Sansara, hein, dit-il. C’est infernal à cette période de l’année. Une chaleur de fournaise, et pas une goutte d’eau nulle part. Ils font payer l’eau, là-bas, tu le savais ? Il faut être riche pour vivre à Sansara. Littéralement.

Thénaris ne réagit pas.

-Bien sûr, Galan va devenir bien plus malsaine dans les jours à venir. Le premier magistrat de la ville exécuté comme un malpropre, c’est un outrage pour le roi…

-C’est ton problème, Thibald, fils de Jérem, dit-elle.

-Justement…

-Tu ne viens pas avec moi, le coupa-t-elle.

Un cheval attendait à l’ombre d’un groupe d’arbres.

Thibald sentit le désespoir l’envahir.

-Je peux t’être utile, tu sais. Je suis un expert dans mon domaine. Si je n’avais pas été dénoncé, la garde n’aurait jamais même eu vent de mon existence.

Thénaris ne répondit pas.

-Je me suis déjà introduit dans le palais de l’empereur, lança-t-il finalement.

Elle s’arrêta et lui fit face.

-Sans te faire prendre ?

-Non.

Elle observa longuement le visage couvert de crasse et de traces de coups tout en réfléchissant. Les yeux clairs du voleur étaient bien trop innocents, comme ceux de tous les menteurs.

-Quel est ton prix ?

Thibald en resta muet. Puis il sourit.

-Un cheval, dit-il. Pour le reste, je saurai me montrer raisonnable.

Elle fronça les sourcils et, si vite qu’il ne vit rien, saisit Thibald à la gorge et commença à serrer. Elle avait de fichues grandes mains, réalisa-t-il. Il agrippa les doigts qui l’étouffaient, mais sans résultat.

-Ton prix, tout de suite, Thibald. Pas de surprises, pas d’improvisations et pas d’arrangements.

Elle le lâcha. Thibald reprit lentement son souffle en frottant sa gorge endolorie.

-Ton aide pour ma vengeance, dit-il. Je veux savoir qui m’a dénoncé et pourquoi. Et je veux qu’ils paient.

Thénaris étudia le visage crispé du voleur. Il était furieux contre ceux qui l’avaient dénoncé, mais pas assez pour se lancer aveuglément dans sa vengeance. Il prendrait son temps et se préparerait soigneusement. Ça, elle pouvait le comprendre.

-Un cheval et une vengeance, dit-elle.

Elle abaissa le menton d’un geste sec et ce même rictus apparut à nouveau. Il comprit alors que c’était sa façon de sourire. Il déglutit.

-ça tombe bien, j’ai un cheval supplémentaire.

Thibald regard vers le cheval qui broutait l’herbe maigre qui poussait à l’abri de quelques arbres. Effectivement, ils étaient deux, si proches, et si semblables qu’ils étaient difficiles à distinguer.

Il comprit mieux quand ils furent à côté des chevaux. Ils étaient identiques, de grands étalons noirs et fiers.

-Ce sont des étalons d’Illorel, dit-il, médusé.

Ces montures d’une rareté extrême naissaient toujours par paires identiques. Ils coûtaient tellement cher que personne n’avait jamais pu s’en offrir. Ils étaient toujours offerts par Illorel, à ceux que la ville jugeait digne d’un tel présent. C’étaient des montures de roi.

-Ce n’est pas ce cheval que je te donnerai, lui dit Thénaris, mais il suffira pour l’instant.

Thibald acquiesça, muet d’admiration. Il monta en selle. Sa monture dansa sous lui, mais pas par malveillance, par impatience. Il flatta l’animal qui secoua la tête. Comment cette femme s’était-elle retrouvée propriétaire de ces merveilles ?

La barbare partit au petit trot et la monture de Thibald suivit de son propre chef. Les deux chevaux avançaient côte à côte d’un même pas.

-Je peux te poser une question ? demanda Thibald.

Thénaris acquiesça.

-Qu’est-ce qui s’est passé entre toi et le Juge et ce Thormel ?

Thénaris fronça les sourcils.

-Ils m’ont engagée comme mercenaire il y a dix ans. Quand est venu le moment de payer, ils m’ont piégée, et m’ont vendue comme esclave en Illorel.

Thibald grimaça. Illorel était une terre redoutable pour les esclaves. Les Illorelliens aimaient les divertissements violents. Et c’était dans ce but qu’ils achetaient des esclaves.

-J’ai fini dans les fosses.

Les fosses d’Illorel, réputée dans le monde entier, étaient les arènes où les esclaves combattaient pour divertir leurs maîtres.

-Les fosses rouges, j’imagine, dit Thibald.

C’étaient celles des combats à mort. Lui trouvait que les bleues, où les combattants devaient couper un membre à leur adversaire allaient un degré plus loin dans l’horreur, mais c’était son avis personnel.

Thénaris cracha par terre et acquiesça.

-Pendant trois ans, dit-elle.

Son regard se perdit dans le vague un moment.

-J’ai gagné tous mes combats. Ils ont fini par me libérer et me couvrir de cadeaux.

-D’où les chevaux.

Elle acquiesça.

-Pourquoi es-tu revenue ?

Thénaris lui lança un regard surpris.

-Calixte et Thormel ont une dette envers moi. Et je collecte toujours mes dettes.

Le regard qu’elle lança à Thibald était éloquent, un avertissement qu’il saisit parfaitement.

-Tu es vraiment la Thénaris ? demanda-t-il tout à coup.

-Toutes les histoires sont fausses, grogna-t-elle. Ces foutus bardes inventent toujours des histoires invraisemblables.

Thibald rit.

-Tu veux dire que tu n’as pas capturé un dragon ?

Elle grimaça.

-Ni sauvé à toi seule le royaume de Parton ?

Un grognement.

-Ni combattu les géants de marais oubliés ?

Elle cracha à nouveau.

-C’était pas grand chose, dit-elle.

Thibald roula des yeux.

-Je suis sûr que tous tes exploits étaient des malentendus, dit-il, moqueur.

Thénaris se renfrogna.

-A mon avis les bardes inventent parce que personne ne croirait la vérité, dit-il.

-Peut-être.

-Ah ?

-Le dragon par exemple. Pour commencer, il était vieux, et ensuite, il était complètement accro à l’odeur du sexe des femmes. Je ne l’ai pas capturé, il était extatique que je lui grimpe dessus.

Thibald ouvrit de grands yeux

-Je crois que je préfère cette version-là, dit-il.

-Ouais, mais les nobles ont tendance à trouver ça de mauvais goût.

Elle cracha à nouveau par terre et le voleur éclata de rire.


La Chasse aux Oeufs

Un peu de Fantasy pour changer.

Désolée pour le retard.

 

Le soleil se couchait sur le petit village de Flogué, mais, au lieu de regagner leurs maisons pour la nuit, les habitants restaient massés sur la place du village. C’était le début de l’été, pas encore la grosse saison des récoltes où tout le monde, des grand-mères aux petits enfants travaillaient du lever au coucher du soleil, mais une période où chacun profitait d’un peu de temps libre avant le plein été.

Ce soir-là cependant, la foule rassemblée ne riait ni ne dansait. Aucun verre ne circulait et personne ne jouait de la musique. Les adultes silencieux étaient massés sur les pavés blancs de l’esplanade du temple de la Dame qui s’élevait au centre du village. La place était ceinturée par l’auberge du village et les ateliers des artisans, le forgeron, le menuisier, le charpentier, le potier et au nord s’élevait le temple au fronton de pierre blanche posé sur des colonnes de granit couvertes d’un enduit blanc qui brillait à la lumière des chandelles qui ornaient le temple en hiver, et luisait doucement en été, ponctué des tâches de couleurs des branchages et des fleurs qui le décoraient alors.

Trois adolescents se tenaient face à la foule, au pied des colonnes blanches. De solides garçons, pas encore des hommes, mais les épaules déjà bien développées par les travaux des champs, le teint sanguin et les cheveux sombres.

Deux d’entre eux se tenaient en retrait, tête basse, voûtés, se dandinant d’un pied sur l’autre. Mais le troisième se redressait de toute sa taille et défiait la foule du regard.

Face à lui se tenait Nogaret, le chef du village, grand, le ventre débordant par dessus sa ceinture, sanglé dans son tablier bleu d’aubergiste. Il fixait le jeune fanfaron d’un œil sévère et dégoûté.

Juste derrière Nogaret un couple attendait, enlacé. L’homme blond et maigre, lourdement appuyé sur une cane, avait entouré les épaules de sa femme, tout aussi blonde, de son bras libre. Lui était rongé par l’angoisse, mais la femme, malgré son visage sombre, semblait plus calme.

-Comment avez-vous pu faire une chose pareille ! tonna Nogaret, ses bajoues frémissant d’indignation.

Les deux jeunes se recroquevillèrent encore plus sur eux-mêmes, mais le fanfaron haussa les épaules et défia le chef du regard. Ses yeux noirs brillaient d’une exaltation malsaine. Cette confrontation l’enchantait, alors que Nogaret en était écoeuré.

-C’était juste une blague, dit-il.

Nogaret lui asséna une claque qui le fit tomber à genoux.

-Ne te fiche pas de moi, Berton, rugit-il, le visage de plus en plus rouge. Je sais que c’est ton œuvre et que ces deux idiots n’ont fait que te suivre…

L’homme serra les poings et déglutit.

-Tu sais très bien que Guitonin ne connaît pas la région et qu’il ignore tout des dangers de la Malerne.

Des murmures et des signes pour chasser le mauvais œil parcoururent la foule à ce nom maudit. La femme blonde ne put retenir un sanglot. Son époux resserra son étreinte autour d’elle, et elle s’accrocha à lui.

Berton se releva, la joue rouge, une lueur démente dans le regard.

-C’est un étranger, dit-il. Tant pis pour lui.

Un silence de mort tomba sur la foule. Berton fit le tour de l’assemblée du regard. Il semblait se retenir à grand peine de ricaner.

-Je sais que vous pensez tous comme moi, dit-il d’une voix forte. Vous trouvez tous qu’il est bizarre et qu’il n’a pas sa place ici. Je suis le seul à oser le dire, mais je n’ai pas peur : bon débarras ! Et que le reste des siens suive le même chemin.

Le silence était assourdissant. Berton souriait, fier de lui. Il regarda les parents de Guitonin, et son sourire s’élargit encore.

Un homme sortit de la foule et le jeune homme recula.

Le nouveau venu était très grand et large d’épaules, avec de longs cheveux tressés et une longue barbe hirsute, tous deux noirs et striés de mèches grises. Il dominait largement Nogaret, et tous les autres hommes présents. Ses bras épais à la musculature puissante étaient plus épais que les cuisses de bien des hommes. Il saisit le jeune homme par le col, le souleva de terre sans le moindre effort et le repoussa loin de lui. Son visage était crispé de dégoût. Le jeune homme trébucha et tomba lourdement sur les pavés.

-Jamais je n’aurais cru te voir tomber si bas, fils, dit Danilor.

Berton se releva et grimaça de mépris.

-T’en prendre à un jeune garçon alors que tu es presque un homme…

Il secoua la tête.

-Je savais que tu avais le mal en toi, Berton, mais je pensais que tu le savais aussi.

Il soupira, saisit la chemise blanche du jeune dans ses grandes mains, tira et la déchira.

-Père ! dit Berton, sa crâne assurance disparaissant enfin.

Alors seulement son père le regarda dans les yeux. Il n’y vit que froideur.

-Tu n’es plus mon fils.

-Père ! Mère !

La femme vers qui Berton s’était tourné s’avança. Elle était très grande, les cheveux gris, et le visage dur et fermé. Elle serra le bras de son époux, indifférente à la panique dans la voix de son fils.

-Depuis longtemps je sais que c’est une vipère que j’abrite en mon sein, dit-elle. La Dame sait que j’ai essayé de t’inculquer un peu de bonté, mais j’ai échoué.

Elle tremblait de colère, et ses mains serraient le bras de Danilor à en blanchir.

-Envoyer ce garçon à la chasse aux œufs de dragon…

Elle secoua la tête, inspira profondément et dénoua ses mains crispées. Alors elle reprit la parole d’une voix tremblante.

-Tu n’es plus mon fils, Berton.

Son regard se leva vers le temple et elle inclina la tête.

Berton se retourna d’un bond. Deux prêtres en robes vertes sortaient d’entre les colonnes. Les deux hommes étaient massifs, presque autant que le père du jeune homme, avec ce calme qui vient avec la certitude d’arriver à ses fins.

-Non ! cria Berton en reculant.

Mais il ne pouvait fuir. Les deux prêtres se saisirent de lui et l’entraînèrent vers les profondeurs du temple. Il hurlait et se débattait, sans les perturber le moins du monde.

Danilor fit face au couple éploré.

-J’irai dans la Malerne, dit-il. J’irai chercher Guitonin et j’essaierai de le ramener.

-Non, intervint Harda, sa femme.

Elle s’écarta de lui, sans desserrer son étreinte sur son bras.

-Femme…

-Qui nourrira nos enfants si tu ne reviens pas ? le coupa-t-elle

Danilor ne sut que répondre. Il n’y avait rien à répondre. C’était son travail de forgeron qui les nourrissait tous. Il la dévisagea longuement. Elle avait pris sa décision. Son visage était fermé. Elle savait qu’il n’approuverait pas, et refusait d’en discuter.

-C’est moi qui irai, dit Harda.

-Non, dit Danilor.

Il s’accrocha à elle, ses énormes mains enserrant celles de sa femme avec douceur, mais fermeté. Harda était grande, et robuste, mais même elle semblait frêle comme un roseau devant son mari. Elle lui sourit.

-Il le faut bien, dit-elle. Il est temps de payer le prix de mes erreurs.

Danilor la serra contre lui, puis la lâcha.

Harda se tourna vers Eginelle.

-J’irai dans la Malerne et je te ramènerai ton fils, ou son corps pour l’enterrer.

Ses yeux sombres se fixèrent sur les yeux bleus d’Eginelle. Celle-ci soutint son regard un moment.

-Je viens avec toi, dit-elle

Harda haussa les sourcils, surprise. Eginelle ne s’était pas approchée de la Malerne depuis son retour au village.

-Eginelle, intervint Fervil, es-tu sûre de toi ?

Sa femme hocha la tête et lui sourit.

-Je le dois, dit-elle.

Fervil finit par acquiescer à son tour.

-Très bien, dit Nogaret à contrecœur. Cela ne lui plaisait pas du tout, mais qu’aurait-il pu dire ? Qui d’autre irait chercher l’enfant dans la Malerne ? Et, d’une certaine manière, cela lui paraissait approprié.

-Je vais réunir les Anciens pour décider du sort de Berton.

Harda cilla, puis se reprit.

-Attends de savoir si Guitonin est mort ou vivant, dit-elle.

Nogaret la dévisagea. Il savait qu’Harda était une femme dure, mais elle était la mère de Berton. Elle devait vouloir le protéger. Son fils risquait la mort si Guitonin avait péri. En le jugeant tout de suite, ils pouvaient le condamner à l’exil, ce qui était déjà bien lourd. Si les deux mères revenaient de la Malerne avec le corps de l’enfant, Berton n’échapperait pas à la potence.

-Tu es sûre, Harda ? demanda-t-il.

Le visage de la femme se durcit.

-Berton a eu souvent l’occasion de se racheter, dit-elle. Il ne l’a jamais fait. Et aujourd’hui, par ses paroles, il a envoyé un enfant dans une quête mortelle.

Nogaret se ravisa. Harda n’était pas indifférente au sort de son fils, elle le protégeait de la seule manière qui était encore possible : en l’empêchant de commettre des actes pires encore. Il posa une main sur son épaule et serra doucement. Elle lui sourit tristement.

-Je vais faire rassembler les pleureuses, dit-il tout bas.

Harda posa la main sur la sienne et la serra avec reconnaissance. Elle-même n’avait plus de larmes à verser pour son fils, et il était bon que quelqu’un pleure sur son sort.

-Si nous partons maintenant, dit-elle à Eginelle, nous arriverons à la Malerne au matin.

Cette dernière acquiesça.

Le soleil était couché à présent, et il faisait nuit noire. Bientôt la lune se lèverait. Par la grâce de la Dame, elle serait pleine cette nuit-là et éclairerait leur chemin.

Les adieux des deux femmes à leurs époux furent brefs, juste le temps de rassembler l’équipement de voyage. Aucune d’elle n’avait envie de prolonger cette douleur. Fort heureusement, les enfants étaient couchés dans leurs lits. Cela au moins leur était épargné.

Une fois revêtues de leurs capes, avec de grands bâtons de marche en main et des provisions sur le dos, elles se mirent en route, traversant la foule grave des villageois qui posèrent les mains sur leurs épaules quand elles passaient près d’eux en murmurant des bénédictions.

 

Les deux femmes étaient vigoureuses et marchaient d’un bon pas, luttant pour ne pas se mettre à courir. Elles devaient se dépêcher, mais pas trop, car la Malerne était loin. Elles marchaient côte à côte, la brune grisonnante et la blonde évanescente emmitouflées dans leurs capes de voyage.

Elles étaient habillées comme toutes les femmes du village : des braies de couleur sombre et par dessus une tunique claire qui tombait jusqu’aux genoux, fendue sur les côtés jusqu’aux hanches, les pieds chaussés de solides bottes de cuir.

Eginelle appréciait cette marche, malgré la situation. Elle avait quitté le village de longues années auparavant et la nature lui avait manqué pendant tout le temps qu’elle avait passé en ville. Elle n’était revenue que quelques moins plus tôt, avec un mari infirme, quoique excellent menuisier et trois enfants dont Guitonin, à 13 ans, était l’aîné. Elle marchait avec plaisir sur le sentier bien entretenu mais peu fréquenté qui reliait le village à la Malerne.

Quand elle était plus jeune, elle l’empruntait souvent. Ce chemin n’était pas vraiment interdit. Personne ne l’empruntait, c’était tout. Elle, elle allait à la lisière de la Malerne. Elle n’était pas assez inconsciente pour y pénétrer vraiment, mais s’en approcher était excitant, enivrant.

Harda ruminait de sombres pensées. La malfaisance de son fils aîné avait crû d’année en année depuis sa naissance, et aujourd’hui à 16 ans, il était véritablement un danger. Elle s’en voulait de l’avoir laissé vaquer librement et répandre son venin dans les esprits. Mais qu’aurait-elle pu faire ? Elle, elle savait que Berton avait le mal en lui. Elle le voyait jouir de causer la souffrance des autres, mais personne ne l’écoutait vraiment. Personne ne voulait y croire. Même Danilor avait mis de longues années à voir ce qu’elle avait compris si vite.

Et elle ne pouvait s’empêcher de penser que c’était de sa faute. Elle était enceinte de Berton quand elle était entrée dans la Malerne. Elle était convaincue qu’une partie du poison de cet endroit maudit avait imprégné son enfant à naître.

Qu’aurait-elle pu faire ? Elle n’avait pas eu le choix à l’époque, du moins cela semblait être le cas sur le coup. Les puissances qui rôdaient dans la Malerne lui semblaient les seules à même de l’aider. Et elle se moquait du prix à l’époque. Elle pensait être celle qui devrait le payer.

Bien sûr ce n’était pas comme ça que ça marchait. Ces êtres n’imposaient pas de prix, pas plus qu’ils ne rendaient de services. Leur présence agissait sur le monde, influençait ou contaminait ce qu’elle approchait, les choses aussi bien que les gens. Un être aussi faible et vulnérable qu’un enfant pas encore né ne pouvait qu’en être horriblement marqué.

Elle serra les dents. Elle aurait dû noyer cet enfant à la naissance. La culpabilité l’envahit à nouveau. Mais qu’aurait-elle pu faire ?

-J’ai expliqué à Guitonin les dangers de la Malerne, dit Eginelle. Je n’arrive pas à comprendre comment il a été assez stupide pour y aller tout de même.

Harda resserra sa prise sur son bâton.

-Oh, Berton sait toujours trouver les mots pour atteindre son but, dit-elle d’une voix tendue.

Eginelle lui lança un coup d’œil curieux.

-A t’entendre ce garçon est un fléau, dit-elle avec un sourire.

Elle voulait plaisanter, alléger l’atmosphère, mais Harda hocha sombrement la tête.

-Il a été dans la Malerne avant sa naissance, dit-elle à voix très basse.

Sa honte, son crime, son regret éternel tenait en ces quelques mots.

-Oh, dit Eginelle. Je vois.

Elle garda le silence.

-Dans ce cas tu aurais dû l’étrangler à la naissance, dit-elle.

Harda se retint de pleurer. La voix d’Eginelle était froide. Si Harda avait fait ce qu’elle aurait dû, son fils ne serait pas dans la Malerne cette nuit.

-J’ai espéré, dit Harda dans un souffle. J’ai voulu croire que tout irait bien…

Elle ne put continuer.

-J’ai voulu y croire, dit-elle.

Eginelle acquiesça.

-Je comprends, dit-elle. Et tu n’avais personne pour te forcer à voir les choses en face.

Harda acquiesça. Sa mère était morte depuis des années à ce moment-là, ses amies d’enfance parties. Les femmes qui l’avaient aidé à accoucher étaient des cousines éloignées.

-Je n’ai pas eu le choix, Harda, dit Eginelle. Je devais partir.

Harda la regarda, surprise.

-Je sais bien, Eginelle, dit-elle enfin. Je ne t’en ai jamais tenu rigueur.

-Pourtant, vu les circonstances…

Le visage d’Harda se ferma. Elle n’aimait pas repenser à cette époque.

-Tu ne pouvais pas deviner ce qui arriverait, dit-elle.

-Non, admit Eginelle, mais je savais que Thomas te poursuivait. Je savais aussi que notre seigneur n’était pas du genre à renoncer à ce qu’il veut.

-Comme tu l’as dit, Eginelle, dit Harda. Tu n’avais pas le choix.

-Si j’avais été là, tu n’aurais pas eu à te réfugier dans la Malerne pour échapper à Thomas ! Berton ne serait pas ce qu’il est, et Guitonin ne serait pas là-bas…

Sa voix se brisa sur les derniers mots. Harda secoua la tête.

-Tu laisses l’inquiétude te monter à la tête, Eginelle, dit-elle. Peut-être aurions-nous évité tout cela, mais qui sait ce qui se serait passé à la place. Tu étais incapable de contrôler ce que ton don provoquait. C’est même pour ça que tu es partie, pour apprendre avec ce sorcier.

-Manguela.

-Je n’ai pas oublié son nom.

Harda regarda vers le ciel. Avec la lune pleine, les étoiles étaient à peine visibles, mais elle devinait leur présence, rassurante. Elles étaient toujours là, toujours indifférentes, à briller de leur lumière froide.

-Est-il encore vivant ? demanda Harda.

Eginelle lui lança un coup d’œil, surprise.

-Guitonin ?

Harda acquiesça.

-Oui. Je sens sa présence devant nous, dans la Malerne.

-Il a le don ?

-Oui.

-Alors il a sans doute réussi à passer.

Harda frissonna.

-Qu’est-ce que tu as rencontré dans la Malerne ? demanda Eginelle, inquiète.

Harda regardait devant elle, morose.

-Tu le sauras bien assez vite.

Le silence s’étira entre elles. Autour d’elles la nuit bruissait de vie. Et les deux femmes marchaient.

 

Le ciel commençait à s’éclaircir quand elles descendirent la dernière colline avant la Malerne. Devant elles, s’étendait cette région maudite. Elles s’arrêtèrent.

-Attendons le jour, suggéra Harda.

Eginelle acquiesça.

Elles s’assirent dans l’herbe d’un pré pour manger un peu et attendre la lumière. Cela ne changerait rien, mais elles se sentiraient mieux.

A mesure que le soleil se levait, la Malerne se révélait. La forêt sombre, presque noire, même en plein jour, qui s’étendait comme une tache de boue à perte de vue, et au cœur de ce chancre, la tour élancée des falaises blanches où nichaient les dragons.

-Guitonin n’est pas un imbécile. Je ne comprends pas ce qui a pu le pousser à entreprendre cette chasse aux œufs de dragon, murmura Eginelle.

La terreur qui l’emplissait depuis qu’elle avait appris où était parti son fils menaça de la submerger. Il était seul dans la Malerne. Même s’il était parvenu à passer, comme le pensait Harda, il y avait encore les dragons. Ils avaient beau ne pas être agressifs, il ne faisait pas bon entrer dans leur domaine, sans parler de prendre un de leurs œufs. Elle frissonna à cette idée.

-Berton a dû lui dire que c’était le seul moyen de guérir son père, dit Harda.

Eginelle ouvrit la bouche, stupéfaite.

-Les œufs de dragon sont réputés être des remèdes miraculeux pour toutes sortes d’affections.

L’autre femme secoua la tête, incrédule.

-Je te l’ai dit, reprit Harda. Mon fils est mauvais comme la gale.

Eginelle baissa la tête et arracha quelques pâquerettes qu’elle commença à tresser. Ses mains tremblaient et elle les laissa retomber dans l’herbe.

-Fervil n’a pas besoin d’être guéri, dit-elle. Il n’est pas malade.

-Il est infirme.

-Et ? cracha-t-elle en relevant la tête d’un mouvement brusque.

Harda sourit et leva les mains.

-Et rien. Berton a dû se moquer de lui devant Guitonin. Les adolescents ont l’orgueil chatouilleux.

Eginelle se calma et finit par approuver.

Elle leva les yeux vers la Malerne.

-Je ne vois pas le pilier, dit-elle.

-Thomas l’a fait briser.

-Quoi ?

-C’est sa vengeance contre moi, dit Harda.

-Et contre tout le village !

-Hé bien personne ne l’a aidé à me trouver, donc pour lui ils méritent tout ce qui peut leur arriver.

Eginelle secoua la tête.

-Il avait perdu l’esprit.

-Il n’a jamais eu l’habitude qu’on lui dise non, dit Harda. Il est resté un gamin qui fait un caprice.

-En libérant la Malerne !

-ça n’avait pas d’importance pour lui. Rien n’en avait, à part avoir ce qu’il voulait et sauver la face.

-Cet homme était un monstre ! Il n’y avait donc personne pour intervenir ?

Harda sourit. Eginelle était restée longtemps au loin. Elle avait oublié comment les choses se passaient ici. Thomas était le seigneur des lieux. Sa volonté faisait loi. Dix-sept ans auparavant, pour échapper à sa convoitise, elle avait dû se réfugier dans la Malerne, le seul endroit où il n’avait pas osé la poursuivre. Pour se venger de cet affront, il avait fait démolir le pilier qui marquait la limite de la Malerne et protégeait le village, et interdit formellement de le reconstruire. Il avait tout fait pour que le monde oublie jusqu’à l’existence de Flogué, jusqu’à sa mort.

Certains disaient que le fiel lui avait rongé la cervelle jusqu’à le rendre fou, mais pour Harda, il était clair que c’était la destruction du pilier qui l’avait condamné. Frayer avec cet endroit, d’une manière ou d’une autre, était néfaste.

-Il est mort à présent, dit Harda.

-Et le pilier n’a pas été reconstruit ?

Cela semblait la choquer encore plus.

-Si. Plusieurs fois. Mais il ne tient pas. Il faudrait un sorcier pour déterminer où se trouve la nouvelle limite, mais il n’en est pas passé depuis longtemps. Depuis Manguela, en fait.

Eginelle grimaça. Les sorciers se faisaient de plus en plus rares. A juste titre à son avis. La formation était inutilement ardue et rébarbative, et c’était une vie qui exigeait des sacrifices exorbitants. Combien d’hommes et de femmes étaient prêts à tout sacrifier pour exercer leur pouvoir ? Elle-même aurait pu devenir sorcier, mais elle n’était pas prête à renoncer à fonder une famille pour cela. Le prix était trop élevé.

Elle se releva brusquement.

-Je m’en occuperai moi-même dans ce cas, dit-elle.

Harda se releva à son tour. Elle sourit.

-J’espérais que tu dirais cela. Je t’aiderai si je le peux. C’est de ma faute si…

-Non, la coupa Eginelle. C’est Thomas qui est responsable. Lui seul. Je ne veux pas t’entendre parler ainsi.

-Beaucoup parlent ainsi quand trop d’agneaux naissent difformes et que les récoltes sont immangeables.

Eginelle écarta cette idée d’un revers de main. Peu lui importait ce que radotaient des paysans effrayés.

-Ne savent-ils pas que c’est pour les protéger que tu t’es réfugiée là-bas ? Que si quiconque t’avait protégée, même ton mari, le village entier aurait été rasé ? Ont-ils oublié Thomas ?

Harda haussa les épaules.

-La plupart préfèrent penser que quelques galipettes avec lui n’auraient pas été si terribles.

Eginelle cracha par terre.

-J’aurais aimé les voir pousser leur femme ou leur fille dans les bras de ce porc, dit-elle.

Harda rit doucement.

-Certains n’auraient pas hésité, pour protéger leurs bêtes.

Eginelle rit à son tour.

-C’est vrai que le gros Méthaurel s’occupe plus de ses vaches que de sa femme.

-Heureusement que Valère le garçon de ferme est là pour ça, dit Harda avec un gloussement.

-Allons-y, dit Eginelle, une fois qu’elle eut repris son calme. Le jour est levé et Guitonin est toujours là-bas.

-Tu en es sûre ?

Eginelle acquiesça. Elle sentait la présence de son fils dans la Malerne.

 

Leurs pieds lourdement bottés écrasaient les branches, les herbes et les buissons en travers de leur chemin. Il n’y avait pas de sentiers dans la Malerne, pas de chemins. Elles devaient se frayer un chemin entre les arbres, comme elles le pouvaient.

Depuis qu’elles étaient entrées dans la forêt, elles ne voyaient plus les falaises blanches, même si elles savaient qu’elles étaient devant elles. La forêt était bien trop sombre, et trop silencieuse. Aucun animal ne rôdait ici. Les arbres eux-mêmes semblaient pourrir sur pied.

Eginelle avançait précautionneusement, évitant d’écraser les plantes sous ses bottes. A chaque fois elles dégageaient un liquide jaunâtre à l’odeur écoeurante. Elle percevait des menaces partout. Elle était terrifiée par ce qu’elle sentait autour d’elles. Des êtres incompréhensibles sommeillaient dans ces bois, si proches qu’elles auraient pu les toucher, et si loin qu’elles mourraient de vieillesse avant de les atteindre. Des créatures si vastes et si anciennes qu’elle en avait le vertige. D’autres êtres, moins puissants, mais plus nuisibles rôdaient ici. Ils étaient plus actifs, moins malfaisants que scandaleux dans leur décalage, et terriblement dangereux.

Ces êtres n’étaient pas vraiment présents dans le monde physique, mais leur proximité influençait celui-ci. Il n’y avait pas d’animaux ici, pas de vie. Tout ce qui bougeait allait et venait entre ce monde et un autre.

A ses côtés, Harda avançait en ligne droite, ne daignant dévier de son chemin que pour les arbres, et encore, à regret semblait-il. Elle semblait aussi à l’aise que dans les rues du village, mais avec Harda, cela ne voulait rien dire. Elle avait toujours eu plus d’obstination que de bon sens. Eginelle sourit avec indulgence.

Son sourire se figea quand elle sentit la menace enfler brusquement autour d’elles. Elle prit Harda par le bras.

Les deux femmes s’arrêtèrent et attendirent sans mot dire. Eginelle sentait Harda trembler sous sa main. Même elle avait peur. Même elle pouvait sentir que quelque chose de malfaisant approchait.

-Reste près de moi, murmura Eginelle.

Elle pouvait presque voir l’être qui rôdait autour d’elle, presque sentir sa puanteur alors que l’air devenait visqueux et qu’un poids écrasant pesait sur elles. Elle avait du mal à respirer et vit qu’Harda aussi haletait.

C’est alors il apparut. Il ressemblait à un homme. Son visage pas tout à fait humain, trop anguleux, trop pointu, dégageait un charme obscène, et ses yeux noirs brillaient d’une joie mauvaise. Son corps caché dans les ombres était vêtu de feuillages et de fourrures, ou peut-être faisaient-ils partie de lui, elle ne parvenait pas à le voir clairement, ce dont elle se réjouissait, car le peu qu’elle voyait était révoltant, difforme, comme des morceaux de créatures différentes collés ensemble sans souci de logique ou de beauté. Eginelle savait que cet être ne faisait que revêtir une apparence comme un masque, et qu’il ne ressemblait en réalité à rien qu’elles puissent comprendre.

Il ne lui accorda pas un regard, mais semblait boire Harda par les yeux. Et son regard était comme une caresse grasse et boueuse, qui souillait ce qu’elle touchait. Ainsi son amie n’avait échappé à la convoitise d’un homme que pour subir celle d’un être pire encore. La colère s’empara d’Eginelle, chassant presque la terreur et l’angoisse. La présence de Guitonin, forte et chaude, la rassurait. Il était sauf. Pour l’instant.

-Petite Harda, dit la créature. Tu es revenue.

Sa voix était comme l’écho d’un autre son qu’elles pouvaient presque entendre, un son qui les aurait rendues folles si elles l’avaient entendu. Les deux femmes se serrèrent l’une contre l’autre, sans répondre.

-J’ai étendu mon ombre sur toi, reprit-il en souriant. J’ai eu plaisir à te sentir me résister et souffrir.

Son sourire découvrait beaucoup trop de dents. Il débordait de bonheur. Eginelle sentit la rage d’Harda faire écho à la sienne. Cet être avait pris plaisir à contaminer sa vie de sa malveillance, simplement parce qu’il en avait envie. Elle tremblait contre elle.

Eginelle y puisa de la force et du courage.

-Tu ne repartiras pas cette fois, dit-il. Tu es mienne.

Il s’avança vers Harda. Eginelle leva la main vers lui et appela à l’aide. De toute son âme et de tout ce pouvoir qu’elle ne comprenait pas vraiment, elle appela à l’aide.

L’être rit.

-Tu es pathétique, dit-il. Tu ne peux rien contre moi.

-Va-t’en, rejeton des combes obscures, dit-elle d’une voix qui n’était pas tout à fait la sienne. Ces enfants marchent à l’abri de mon manteau.

L’être cracha comme un chat en colère, mais ne recula pas.

-Tes superstitions n’ont aucun pouvoir ici, petite magicienne. Ta Dame n’a aucun pouvoir ici.

Quelque chose changea autour d’eux. L’être parut rétrécir, se recroqueviller, les arbres tremblèrent et le tonnerre gronda dans le lointain. La menace qui les écrasait s’allégea et les deux femmes respirèrent plus librement.

-En es-tu si sûr ? demanda celle qui parlait par la bouche d’Eginelle.

Le silence s’approfondit encore et la lumière s’intensifia dans ce bois si sombre. La chose grogna et cracha par terre.

-Tu es impuissante en ce lieu, nous sommes ici dans le domaine du Loup.

-Mais, le Loup lui-même s’incline devant la Dame, dit-elle.

Le soleil brilla sur l’être qui se tenait devant elles. Il en parut moins présent, plus ténu, presque transparent. Harda comprit alors qu’il se dissipait réellement en une brume grise dans le soleil. Il lui sembla voir une silhouette dans les volutes, une silhouette velue à quatre pattes et beaucoup de crocs qui grogna avant de se jeter sur son persécuteur. Mais la brume se dissipa sans qu’elle puisse être sûre.

Eginelle soupira et s’appuya contre elle. Harda la soutint de son mieux.

-ça va, dit-elle. Juste un peu de faiblesse.

-Tu n’aurais pas dû faire ça, dit Harda. Tu le paieras cher. Appeler la Dame elle-même à l’aide !

-C’est mon choix, Harda, dit-elle. Je paierai le prix qu’il faudra.

-Il faut toujours demander le prix avant, dit Harda.

-Je n’avais pas le temps. Et je suis prête à payer.

-Et si elle te demande ton fils ? Seras-tu prête à le lui donner ? Il ne fait pas bon commercer avec les Dieux pour les simples mortels. Nous sommes toujours perdants.

Eginelle lui sourit gentiment et posa une main sur sa joue.

-La Dame n’est pas moins redoutable que le Loup et ses enfants, mais elle n’est pas aussi cruelle. Impitoyable et terrible oui, mais pas malveillante. Si elle me prend mon fils…

Eginelle haussa les épaules.

-Servir la Dame n’est pas un destin si atroce.

-C’est vrai qu’il a le don, dit Harda.

Eginelle opina.

-Et puissant, dit-elle. Les Dieux aiment ceux qui ont le don.

Harda pinça les lèvres, sans dire ce qu’elle pensait, à savoir qu’être aimé des Dieux n’était pas forcément une bénédiction.

Malgré ses paroles rassurantes, Eginelle s’appuya lourdement sur Harda jusqu’à ce qu’elles quittent la forêt et atteignent les falaises blanches. Les derniers arbres poussaient à quelques mètres de la masse rocheuse.

Les deux femmes s’assirent sur un rocher. Harda sortit sa gourde et la passa à son amie.

Des cailloux roulèrent derrière elles et Guitonin surgit des rochers. L’enfant, aussi blond que sa mère, était couvert de plaies et de bosses, les vêtements déchirés, le visage en sang, avec dans les mains, un œuf gros comme une tête d’homme, nacré et brillant, un œuf de dragon.

Les deux femmes contemplèrent l’objet avec révérence. Il était magnifique, luisant dans la lumière du soleil. Il évoquait les coquillages et l’océan, les nuages et la lune. Elles en eurent les larmes aux yeux. C’était une merveille.

-Maman, dit Guitonin. Je savais que tu étais là.

Eginelle sourit et lui tendit les bras. Le garçon s’y précipita.

-J’ai réussi, maman, j’ai réussi à ramener un œuf de dragon !

-Je vois ça mon fils.

-On va pouvoir guérir papa, dit-il, surexcité. Il pourra marcher de nouveau et courir et…

-Guitonin, intervint Harda. Ecoute.

Les dragons avaient pris leur envol. Ils ne pouvaient les voir de là où ils étaient, mais ils pouvaient les entendre. Ils chantaient le chant le plus beau et émouvant qu’on puisse entendre.

Ils écoutèrent jusqu’à ce que le dernier chant se taise, étouffé par la distance.

-Les dragons apportent de la beauté en ce monde, dit Eginelle. Crois-tu que ton père accepterait d’être guéri s’il fallait pour cela détruire un être capable de chanter ainsi ?

Guitonin regarda l’œuf puis leva vers sa mère des yeux pleins de larmes.

-Je ne voulais pas le prendre, dit-il, mais je voulais que papa retrouve sa jambe.

-Je sais, lui dit sa mère en le serrant contre elle. Moi aussi. Et ton père aussi. Mais parfois, le prix à payer est trop élevé, mon fils.

Il se mit à pleurer.

-Mais qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

-On va aller le rendre, fils, dit Harda. Tout simplement.

Il recula, effrayé.

-Ils vont nous manger !

-Il suffira de leur expliquer. Je suis sûre qu’ils se montreront magnanimes.

-Mais comment ?

Eginelle lui fit un clin d’œil.

-Il suffit de parler la langue des dragons, dit-elle.

Guitonin la dévisagea, bouche bée.

-Pas moi, bêta, Harda.

Il dévisagea Harda qui n’avait l’air de rien de plus que d’une paysanne ordinaire. Elle sourit et lui tira la langue.

-Vous êtes folles, toutes les deux, dit-il, incrédule et dégoûté.

Les deux femmes se mirent à rire.


Petit changement

Je posterai dorénavant le lundi, ça me convient mieux au niveau de l’organisation.

A lundi, bon week end.